Le point de vue de Béligh Nabli, directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégique (IRIS), auteur de « Comprendre le monde arabe » (Armand Colin, 2013)
Les deux attentats-suicides, qui ont tous deux été déjoués, sont-ils révélateurs du climat de crise actuel en Tunisie ?
Ces deux attentats-suicides, au centre du pays (l’un à Sousse, l’autre à Monastir), sont d’abord le signe d’une tension sécuritaire qui a atteint un nouveau degré dans le pays depuis les assassinats politiques (qui ont visé les opposants de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi), puis la mort de plusieurs gendarmes, policiers et soldats à la suite d’accrochages avec les djihadistes. La stratégie des djihadistes et des salafistes est simple : déstabiliser et empêcher ainsi toute « normalisation » de la transition démocratique d’un pays déjà empêtré dans une profonde crise politique et sociale.
Du reste, on remarquera le fait que les attaques, attentats et assassinats surviennent au moment même où la classe politique tente de sortir de l’impasse. Dans le cas présent, la concomitance est significative : sous l’impulsion d’un quartet issu de la société civile (dont la puissante centrale syndicale UGTT) les principales forces politiques du pays viennent tout juste de s’engager dans un « dialogue national » (basé sur une feuille de route ambitieuse prévoyant la prochaine démission du gouvernement dirigé par l’islamiste d’Ennahdha, M. Larayedh, et la nomination d’un cabinet de technocrates « politiquement neutres »…) destiné à clore le travail de l’Assemblée nationale constituante et à ouvrir la voie à l’organisation de nouvelles élections législatives.
Depuis quelques temps, le Syndicat national des forces de sécurité fait pression sur le gouvernement, dominé par Ennahdha, qui devrait démissionner sous peu. Pourrait-on assister en Tunisie à un scénario égyptien ?
Deux points à ce sujet. D’abord, si on s’en tient au fond du discours tenu par ces syndicats, celui-ci est plutôt juste et légitime dans le sens où, effectivement, le pouvoir en place a échoué quant à sa responsabilité en matière de maintien de l’ordre et de sécurité. Et dans le prolongement de cette première critique, les forces de sécurité ne se sentent pas assez soutenues sur le plan politique (par leur hiérarchie et le ministère de l’Intérieur en particulier), mais aussi sur le plan matériel, les djihadistes semblant mieux armés.
Ensuite, malgré le caractère fondé de la mise en cause de la responsabilité politique du pouvoir (incarné par la troïka en général et les islamistes d’Ennahdha en particulier) dans l’augmentation de l’insécurité, la légitimité de ceux qui tiennent ce discours est discutable. Les forces de sécurité intérieure manifestent des signes de défiance et d’exaspération vis-à-vis d’un pouvoir légal déjà fragilisé. L’affirmation dans l’espace public de représentants des forces de sécurité intérieure n’est pas un bon signe pour la démocratie et l’Etat de droit. Pis, elle entretient le double spectre du « coup d’Etat policier » et d’un retour au pouvoir de forces liées à l’ancien régime. Faut-il le rappeler, ces mêmes forces de sécurité étaient le bras armé de son arbitraire.
S’il est de la responsabilité historique de l’opposition d’offrir une alternative viable à l’islamisme et au « Benalisme », cette opposition (fragmentée, contradictoire et parfois jusqu’au-boutiste) n’est pas dénuée de toute responsabilité dans la crise politico-institutionnelle. Loin s’en faut. Certains acteurs de l’opposition entretiennent aussi un climat de haine contre-productif au moment où l’unité nationale s’impose.
Plus largement, la situation des pays voisins, notamment celle de la Libye où le chaos règne, est-elle susceptible d’avoir un impact sur la situation politique en Tunisie ?
La réponse s’impose d’elle-même. La montée en puissance de l’insécurité et des forces djihadistes en Tunisie est la conséquence directe des conditions dans lesquelles le régime de Mouammar Kadhafi s’est effondré. En effet, cette chute s’est accompagnée d’un chaos qui a permis aux forces djihadistes liées à AQMI de pouvoir avoir accès directement ou indirectement aux arsenaux militaires des forces loyalistes, et de renforcer ainsi sa capacité d’action, de déstabilisation, dans un espace sahélo-maghrébin structuré par des Etats-souverains mais dont les frontières demeurent poreuses.
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Béligh Nabli est universitaire, enseignant-chercheur en droit public. Directeur de recherches à l’IRIS, ses travaux portent sur des sujets politiques, institutionnels et juridiques. Depuis 2011, il suit en particulier les phénomènes liés au « réveil arabe » et dirige l’Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe. Il signe en 2013 : Comprendre(s) le(s) monde(s) arabe(s), Paris, Armand Colin.
Il est titulaire d’un DEA et d’un DESS de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est également diplômé de l’Institut des Hautes Etudes Internationales (Université Paris II Panthéon-Assas).
Au terme de ses études doctorales à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a obtenu un doctorat en droit. Sa thèse portait sur : « L’exercice des fonctions d’Etat membre de la Communauté européenne » (publiée chez Dalloz, 2007).
Il enseigne désormais le droit constitutionnel, le droit européen et le droit international à la Faculté de droit de l’Université de Paris-Est Créteil (UPEC), à Sciences Po Paris et à IRIS Sup’.
Source: Affaires-strategiques.info