Les responsables tunisiens ont tardé à faciliter le retour d’enfants tunisiens qui sont actuellement détenus sans inculpation à l’étranger, dans des prisons ou des camps mis en place pour les familles de membres de l’État islamique (EI, ou Daech), a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. La plupart de ces enfants sont détenus avec leur mère, mais au moins six sont orphelins.
Dans leurs rares appels et lettres à leur famille, les mères des enfants décrivent qu’elles vivent dans des cellules de prison surpeuplées en Libye ou dans des camps de tentes au nord-est de la Syrie, où règnent de graves pénuries de nourriture, vêtements et médicaments. Deux membres de leurs familles vivant en Tunisie ont déclaré que les mères leur avaient raconté que certaines femmes et certains enfants détenus – elles n’ont pas précisé combien – avaient été frappés par ceux qui les interrogeaient, parfois à plusieurs reprises, dans la prison al-Jawiyyah de Misrata, en Libye, et que certains détenus, dont des enfants, étaient extrêmement renfermés et parlaient de suicide.
« Les préoccupations légitimes portant sur la sécurité ne donnent pas aux gouvernements le droit d’abandonner leurs ressortissants, notamment les jeunes enfants, détenus à l’étranger sans inculpation, dans des prisons et des camps sordides », a déclaré Letta Tayler, chercheuse senior sur les questions liées à la lutte antiterroriste à Human Rights Watch. « Des enfants tunisiens sont bloqués dans ces camps, sans éducation, sans avenir et sans moyen d’en sortir, tandis que leur gouvernement semble ne pas lever le petit doigt pour les aider. »
En décembre 2018, Human Rights Watch a interrogé des proches tunisiens de 13 femmes et de 35 enfants détenus en Libye et Syrie, ainsi que des responsables du gouvernement, des défenseurs des droits humains, des avocats, des journalistes, des diplomates occidentaux et des représentants des Nations Unies. En juillet et septembre 2018, Human Rights Watch a visité les trois camps du nord-est de la Syrie, contrôlés par les autorités kurdes soutenues par les États-Unis, qui détiennent des Tunisiens ainsi que d’autres femmes et enfants étrangers apparentés à des membres de l’EI.
Même si la Tunisie n’est pas le seul pays qui rechigne à aider ces femmes et ces enfants à rentrer chez eux, et que certains de ces pays ont beaucoup plus de ressources, c’est la Tunisie qui a le plus de ressortissants dans cette situation. Environ 200 enfants et 100 femmes se réclamant de la nationalité tunisienne sont détenus à l’étranger sans inculpation, parfois depuis deux ans, en tant que membres de la famille de combattants de l’EI, essentiellement en Syrie et dans la Libye voisine, et pour certains en Irak, a déclaré à Human Rights Watch le ministère tunisien de la Femme et de l’Enfance. De nombreux enfants n’ayant pas plus de six ans, il serait dans leur intérêt de rapatrier également leur mère.
Les autres pays devraient eux aussi rapatrier les enfants qui se sont retrouvés coincés en Irak, Libye et Syrie lorsque leurs parents se sont engagés dans les rangs du groupe armé extrémiste. La plupart des jeunes enfants sont nés dans des zones contrôlées par l’EI ou y ont été amenés par leurs parents.
Presque tous les proches interrogés ont déclaré qu’ils n’avaient reçu aucune réponse aux lettres et aux documents qu’ils avaient adressés au ministère des Affaires étrangères, au président et à d’autres responsables, pour les implorer de faire rapatrier les femmes et les enfants. « Nous sommes allés voir tout le monde, mais personne n’a réagi », a déclaré Hamda Laouini, dont la fille, la belle-fille et quatre petits-enfants sont détenus dans le camp d’Aïn Issa dans le nord-est de la Syrie.
« Pour l’amour de Dieu, sauvez les enfants de la destruction », écrivait à sa famille une mère détenue dans une prison libyenne, dans une lettre de 2018 que Human Rights Watch a pu lire. « Ils nous glissent des mains [sur le plan émotionnel] ».
Les autorités du nord-est de la Syrie et de Libye ont pourtant demandé aux pays d’origine de récupérer les femmes et les enfants, disant qu’ils ne prévoyaient pas de les poursuivre. Quant à l’Irak, il a poursuivi des adultes et des enfants étrangers, certains de 9 ans seulement, pour leurs liens avec l’EI – souvent lors de procédures qui ne respectaient pas les règles d’un procès équitable – mais lui aussi a demandé aux pays de récupérer les enfants. Même s’ils ont adopté des approches contradictoires, au moins neuf pays ont rapatrié au total 200 enfants et femmes qui étaient détenus en Irak, en Libye et au nord-est de la Syrie – ce qui montre bien que c’est possible.
Répondant par écrit à nos demandes de commentaires, le ministère tunisien des Affaires étrangères a déclaré que « la Tunisie attach[ait] une importance particulière » au cas des enfants détenus, étant « fermement convaincue de la valeur des droits humains ». Pourtant, jusqu’ici, la Tunisie n’a aidé que trois de ces enfants à revenir, de Libye en l’occurrence. En janvier, la Tunisie aurait également accepté de rapatrier, pour la mi-février, six orphelins vivant dans un refuge du Croissant-Rouge en Libye.
La réponse du ministère des Affaires étrangères précisait également que le gouvernement ne refoulerait pas de détenus dont la nationalité est établie, notant que la constitution tunisienne interdit de réfuter ou de retirer la nationalité ou d’empêcher ses citoyens de revenir dans leur pays. Même si Human Rights Watch n’a trouvé aucun élément indiquant que la Tunisie ait refoulé des ressortissants à ses frontières, il faut dire que la plupart des détenus, si ce n’est la totalité, n’ont aucun moyen de partir des camps fermés et des prisons afin d’atteindre les consulats ou les frontières de la Tunisie, qui se trouvent parfois à des centaines de kilomètres et au-delà de zones de conflit, à moins que leur gouvernement n’intervienne.
Le droit international relatif aux droits humains dispose que tout le monde a droit à une nationalité et que personne ne peut être arbitrairement déchu de la sienne. Les pays ont la responsabilité de veiller à ce que des enfants ne soient pas privés de ce droit. Cette obligation s’applique aussi aux enfants d’un de leurs ressortissants qui sont nés à l’étranger et qui sans cela seraient apatrides. Les pays doivent garantir « dès que possible » l’acquisition de la nationalité par les enfants qui sinon seraient apatrides, a déclaré le Comité des droits de l’homme des Nations Unies.
Ces pays, y compris la Tunisie, doivent veiller à ce que tous leurs ressortissants enfants qui sont détenus à l’étranger uniquement parce leurs parents sont des membres de l’EI suspectés ou avérés, soient rapatriés rapidement et sans encombre, à moins qu’ils ne craignent de subir des mauvais traitements à leur retour, a déclaré Human Rights Watch. Si la mère est détenue sans inculpation, les enfants ne devraient pas être rapatriés sans elle, à moins qu’il ne soit prouvé que cette séparation est dans l’intérêt de l’enfant.
Si la Tunisie et les autres pays d’origine estiment que les mères représentent un risque pour la sécurité, ils peuvent, à leur arrivée sur le territoire, les contrôler et le cas échéant, les surveiller, voire les poursuivre selon les règles d’un procès équitable. Par contre, ils ne doivent pas entraver le droit d’une personne à entrer ou à retourner dans le pays dont elle a la nationalité. Les enfants auront davantage accès à leur mère si elle purge une peine de prison dans son pays que si elle est détenue à l’étranger.
Par ailleurs, à leur retour, les ressortissants doivent bénéficier de services favorisant leur réadaptation et leur réinsertion. Les enfants doivent être traités avant tout comme des victimes et ne doivent pas être poursuivis pour leurs liens avec des groupes armés comme l’EI, en l’absence d’éléments indiquant qu’ils ont commis des actes violents. La détention d’enfants doit rester une mesure exceptionnelle et de dernier recours et durer le moins possible, conformément aux règles de la justice des mineurs. Les donateurs devraient inscrire dans leur priorités l’assistance à des pays comme la Tunisie pour garantir qu’ils aient la capacité de contrôler et de réinsérer les personnes rapatriées.
« Ces enfants, et même leurs mères, ne peuvent pas davantage quitter les camps fermés ou les prisons pour retourner dans leur pays qu’un poisson peut traverser le désert », a conclu Letta Tayler. « Laisser dépérir les proches des terroristes, sans inculpation, dans les camps et prisons de l’étranger, ne fera qu’aggraver leur souffrance et risque de générer encore plus de rancœurs ».
Enfants bloqués à l’étranger
On estime que 2 000 enfants et 1 000 femmes de 46 nationalités sont détenus dans les prisons d’Irak et de Libye ainsi que dans trois camps du nord-est de la Syrie – Roj, Aïn Issa et al-Hol – à cause de leurs liens familiaux avec des membres de l’EI suspectés ou avérés. La majorité, d’après les recherches de Human Rights Watch, n’ont été inculpés d’aucun crime. Pourtant la plupart des pays rechignent à les aider à rentrer chez eux, avançant qu’ils pourraient présenter un risque pour la sécurité ou que la vérification de leur nationalité pourrait s’avérer difficile. Beaucoup des maris ou pères de ces femmes et enfants sont emprisonnés, disparus ou décédés.
La plupart des femmes et enfants détenus ont été capturés, ou se sont rendus, lorsque l’EI s’est retiré de Syrte (Libye) en décembre 2016, de Mossoul (Irak) en juillet 2017 et de Raqqa (Syrie) en octobre 2017.
Des dizaines de pays disposant de plus de ressources que la Tunisie, qui est dans une situation financière difficile, traînent également les pieds pour rapatrier les épouses et enfants de combattants de l’EI. Le gouvernement belge a ainsi déclaré en décembre qu’il ferait appel d’une décision de justice ordonnant de rapatrier six enfants belges et leurs deux mères depuis le camp d’al-Hol.
Parmi plus de 200 femmes et enfants transférés à ce jour depuis les prisons et camps, la plupart ont été rapatriés par la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, l’Indonésie, l’Égypte et le Soudan. Quant à l’Allemagne, la France et les États-Unis, chacun n’en a rapatrié qu’un petit nombre. En octobre 2018, la France a indiqué qu’elle pourrait rapatrier d’autres enfants du nord-est de la Syrie. En janvier, elle a déclaré qu’elle accepterait, mais qu’elle poursuivrait les membres français adultes de l’EI s’ils étaient expulsés ou rentraient par d’autres moyens. En janvier, deux enfants de Trinité-et-Tobago ont été libérés du camp de Roj lors d’une opération de sauvetage impliquant Roger Walters, cofondateur du groupe de rock Pink Floyd.
Tunisiens présents dans les camps et les prisons
D’après les autorités tunisiennes, un peu moins de 3 000 de leurs ressortissants sont partis à l’étranger pour rejoindre l’EI. Deux diplomates occidentaux ont confié à Human Rights Watch qu’ils pensaient que leur nombre était bien plus élevé : jusqu’à 6 500 Tunisiens seraient partis en Syrie et 1 000 à 1 500 autres en Libye. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un des taux par habitant les plus élevés du monde. Dans le total, il y aurait pas moins de 1 000 femmes, même si ce chiffre ne fait pas la distinction entre celles qui ont elles-mêmes rejoint les rangs de l’EI et celles qui ont accompagné leur époux.
On estime également que la Tunisie présente un des nombres les plus élevés de membres de l’EI qui se sont rendus ou qui sont rentrés au pays par leurs propres moyens – environ 900, selon les responsables du gouvernement. Mais deux diplomates occidentaux interrogés par Human Rights Watch pensent que ce nombre se rapproche plutôt de 1 500.
Le pays est en état d’urgence depuis 2015, date à laquelle l’EI et d’autres groupes armés extrémistes ont entamé une série d’attentats massifs contre des cibles aussi bien civiles que sécuritaires. Les auteurs de deux des attentats les plus spectaculaires, celui du Musée du Bardo à Tunis et celui du complexe hôtelier de Sousse, commis en 2015, auraient suivi un entraînement en Libye. La femme responsable de l’attentat-suicide qui a blessé 26 personnes au centre de Tunis, surtout des policiers, avait fait allégeance à l’EI mais n’était pas sortie du pays.
En 2016, le président Béji Caïd Essebsi a proposé l’amnistie pour les combattants de l’EI qui reviendraient, avant de vite faire machine arrière face aux critiques des médias et aux manifestations.
La Tunisie n’a autorisé le rapatriement que de trois enfants qui étaient détenus dans une prison libyenne pour familles de membres de l’EI, d’après des responsables du gouvernement, des proches et des défenseurs des droits humains. Les médias libyens ont rapporté que les autorités tunisiennes avaient déclaré qu’elles ramèneraient six orphelins au pays, après que la Société du Croissant-Rouge de Misrata, qui s’occupe de ces enfants, a appelé la Tunisie, le 17 janvier, à les rapatrier dans un délai d’un mois.
Les responsables du ministère tunisien de la Femme et de l’Enfance ont déclaré qu’environ 100 femmes et 200 enfants étaient détenus à l’étranger en tant que membres de la famille de combattants de l’EI, mais ont renvoyé Human Rights Watch vers les ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur pour obtenir des statistiques détaillées. Aucun de ces deux ministères n’a répondu aux demandes de données de Human Rights Watch.
L’Association de sauvetage des Tunisiens bloqués à l’étranger (RATTA), non gouvernementale, a rassemblé des informations sur 116 détenus tunisiens – 93 enfants et 23 femmes. Selon elle, plus de la moitié sont en Libye, près d’un tiers en Syrie, et le reste en Irak, en Turquie ou ailleurs. Près de la moitié des enfants suivis par la RATTA n’ont pas plus de deux ans et quatre sur cinq n’ont pas plus de six ans.
La confirmation de la nationalité des détenus peut être un processus complexe. La nationalité tunisienne peut être transmise par le père ou la mère. Cependant, de nombreux détenus, en particulier les enfants nés sur un territoire qui était contrôlé par l’EI, n’ont aucun document d’identité, et parfois, lorsque l’autre parent est étranger, ont potentiellement une seconde nationalité. De plus, de nombreux pays, dont la Tunisie, ont rompu les relations diplomatiques avec la Syrie. Quant à la coalition dirigée par les Kurdes, qui contrôle les camps du nord-est de la Syrie, ce n’est pas un gouvernement reconnu internationalement. En Libye, deux gouvernements se disputent la légitimité et différentes milices contrôlent les prisons où sont détenus les femmes et les enfants.
En avril 2017, s’efforçant apparemment de ramener des enfants détenus en Libye, une délégation officielle tunisienne a rendu visite aux représentants du gouvernement d’union nationale (GNA) à Tripoli, reconnu internationalement. La délégation avait apporté des kits ADN pour aider à déterminer l’identité des enfants, mais ne les a jamais utilisés, puisque les autorités libyennes et tunisiennes n’ont pas pu se mettre d’accord sur les conditions du transfert, ont déclaré à Human Rights Watch trois responsables du gouvernement tunisien.
Le GNA basé à Tripoli voulait que les Tunisiens ramènent chez eux les femmes, les enfants et plus de 80 cadavres conservés dans une morgue, qu’ils identifiaient comme des combattants décédés de l’EI, mais les Tunisiens ne voulaient envisager que de ramener les enfants dans un premier temps, craignant que les mères ne représentent un plus grand risque de sécurité, d’après des responsables du gouvernement. On connaît un seul cas de mère détenue en Libye qui était d’accord pour être séparée de ses enfants tunisiens.
Mohammed Ben Rejeb, président de la RATTA, accuse les autorités tunisiennes : selon lui, leur insistance pour ramener les enfants d’abord était une ruse visant à gagner du temps et finalement ne rapatrier personne. Selon lui, « le gouvernement tunisien ne veut récupérer ni les enfants ni leurs mères ».
Désespérant de trouver une solution, quatre familles tunisiennes ont payé un avocat libyen 2 000 dinars libyens par enfant (1 440 USD) pour faire sortir cinq enfants de Libye. Mais cet avocat n’a réussi à faire libérer qu’un frère et une sœur, que le gouvernement tunisien a laissés rentrer au pays en novembre.
Un rapport d’avril 2018, publié par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, décrivait la prison de Mitiga, à Tripoli, et celle d’al-Jawiyyah, à Misrata, comme « des lieux de détention connus pour la torture endémique et les autres violations ou atteintes aux droits humains », y compris à l’égard de femmes et d’enfants. Le rapport ne mentionnait pas de détenus apparentés à des membres de l’EI. Dans les prisons de Mitiga et al-Jawiyyah sont détenus au moins 53 personnes tunisiennes, 29 enfants et 24 femmes, d’après des membres de leur famille, des défenseurs des droits humains et des journalistes.
Les autorités libyennes n’ont pas répondu aux requêtes les plus récentes émanant d’une chercheuse de Human Rights Watch pour visiter Mitiga, gérée par la Force spéciale de dissuasion, alliée du GNA basé à Tripoli, et al-Jawiyyah, gérée théoriquement par la police judiciaire du GNA. En septembre 2018, Human Rights Watch s’est également vu refuser l’accès au refuge géré par le Croissant-Rouge à Misrata.
Récits des familles
La plupart des proches qui se sont entretenus avec Human Rights Watch en Tunisie ont déclaré que leurs parentes avaient été dupées par des recruteurs, séduites ou encore forcées par leur mari, mais d’autres ont confié que les femmes étaient parties de leur plein gré.
Human Rights Watch n’est pas en position de juger des motivations de ces femmes. Parmi les raisons qui poussent les femmes à rejoindre l’EI à l’étranger, les études portant sur le recrutement mentionnent notamment la coercition et le désir de maintenir la cellule familiale intacte, mais elles énumèrent aussi des facteurs comme les motifs idéologiques et le désir d’aventure. Les résolutions contraignantes et les principes édictés par l’ONU pour la réponse des pays à des groupes tels que l’EI notent que les femmes et les enfants apparentés aux extrémistes armés peuvent être soit coupables de terrorisme eux aussi, soit partisans, soit victimes du terrorisme.
« Elle était très obéissante », a commenté Hamida Hamouda en parlant de sa belle-fille illettrée, actuellement détenue avec quatre enfants dans le camp d’Aïn Issa. Deux autres femmes détenues étaient encore des enfants lorsqu’elles sont parties en Syrie avec leur mari, ont déclaré leurs proches.
Zohra al-Hammi a rapporté que quatre de ses parentes, actuellement détenues avec cinq enfants au camp de Roj, étaient parties en Syrie en 2015, avec leur mari ou à leur suite, afin de conserver la cellule familiale. « Quarante-quatre jours plus tard, elles ont appelé en disant qu’elles voulaient rentrer », a-t-elle témoigné, mais les gardes-frontières n’ont pas voulu les laisser passer en Turquie depuis la Syrie.
Quelles que soient les motivations de ces femmes, des proches tunisiens ont déclaré que les enfants bloqués dans un autre pays avaient été amenés par leurs parents sur des territoires de l’EI ou bien y étaient nés. Moncef Abidi a ainsi déclaré que sa sœur Wahida et son mari tunisien avaient au départ des emplois légitimes, lorsque le couple s’était installé en Libye en 2013. Mais deux ans plus tard, le mari avait rejoint l’EI. Wahida avait alors appelé sa famille en larmes, a rapporté son frère, car elle voulait à tout prix retourner en Tunisie avec son fils Baraa, mais d’après elle, son mari lui avait dit : « Si tu pars, notre fils reste avec moi ».
En 2016, lors d’affrontements entre groupes armés dans la ville côtière de Sabratha, le père de Baraa a été tué, tandis que le garçon recevait une balle qui lui a traversé le dos, ressortant par le ventre. Baraa, qui a désormais quatre ans, a subi cinq opérations mais a besoin d’une intervention supplémentaire qui ne peut pas être réalisée en Libye, a expliqué Abidi.
Baraa et Wahida sont détenus ensemble à la prison de Mitiga. La Force spéciale de dissuasion a rendu l’enfant à sa mère, mais seulement après quatre mois pendant lesquels Baraa était à l’hôpital. La milice a diffusé une vidéo de leurs retrouvailles où l’on voit Wahida qui pleure sans pouvoir s’arrêter et Baraa, encore en bas âge, qui a l’air tour à tour effrayé et abasourdi. « S’il vous plaît, je peux le prendre dans mes bras – je peux ? », demande-t-elle. Cette séquence fait partie de plusieurs vidéos publiées par la Force spéciale de dissuasion sur le sujet des femmes et enfants tunisiens, et qui semblent avoir pour objectif d’attribuer à la Tunisie la responsabilité de l’échec de leur rapatriement.
Abidi a déclaré qu’il avait appelé plusieurs fois les autorités tunisiennes à laisser Baraa rentrer dans son pays. « C’est juste un petit garçon », a-t-il déclaré. « Pourquoi devrait-il être puni pour les crimes de son père ? »
La façon dont les proches des détenues ont décrit les terribles conditions de vie dans les trois camps du nord-est de la Syrie correspondait aux observations faites en 2018 par Human Rights Watch dans ces sites, où les Forces démocratiques syriennes détiennent jusqu’à 1 750 femmes et enfants étrangers, dont au moins 150 tunisiens. Les camps manquaient de soins médicaux spécialisés, de médicaments et de nourriture, notamment de lait maternisé, et n’offraient aucun programme de réinsertion, ont déclaré les détenues lors des visites de 2018. Certaines femmes ont rapporté que les personnes qui les interrogeaient, en général des femmes, les avaient frappées pendant leur premier interrogatoire dans les centres de détention, avant qu’elles ne soient transférées dans les camps.
Les conditions dans le camp de al-Hol sont « critiques » et on a rapporté que depuis début décembre, au moins 29 enfants et nouveau-nés étaient morts, soit dans le camp soit sur le trajet pour s’y rendre, essentiellement par hypothermie, a déclaré l’Organisation mondiale de la Santé.
« J’ai faim, j’ai faim », répétait le petit-fils de 7 ans de Bornia Mathlouthi en décembre, lorsqu’elle a parlé au téléphone à sa belle-fille et ses trois petits-enfants, détenus au camp d’al-Hol. Il y a deux mois, une tempête de sable a détruit la tente qui hébergeait la famille, selon la grand-mère tunisienne. Tout ce que les enfants peuvent faire pour passer le temps, a-t-elle rapporté, c’est « jouer avec de la terre et des cailloux ».
« Les enfants étaient affamés et pâles, de même que leur mère », a déclaré Chahiba Ghanmi, qui a rendu visite à sa belle-fille et ses deux petits-enfants à la prison d’al-Jawiyyah en 2018. « Leur mère a dit qu’ils ne survivaient qu’en mangeant des spaghettis à l’eau. J’ai donné à Ahmed un bonbon et un gâteau. Il ne savait pas ce que c’était. Il a voulu manger le gâteau encore emballé ».
Les camps du nord-est de la Syrie et les prisons de Libye vendent également de la nourriture, mais à des prix exorbitants, et les familles ne peuvent pas toujours envoyer de l’argent, ont-elles expliqué.
En plus de Baraa en Libye, deux enfants bloqués en Syrie ont besoin d’être opérés, ont déclaré leurs proches tunisiens à Human Rights Watch. L’un est un garçon de 10 ans qui a été défiguré par l’explosion d’une bonbonne de gaz dans une tente du camp de Roj. L’autre est un garçon de 4 ans qui vit avec sa mère syrienne dans un camp pour Syriens déplacés à Aziz et qui a un trou dans le crâne causé par un bombardement. Son père, tunisien, est décédé.
Enfants rapatriés
Dans sa réponse écrite, le ministère des Affaires étrangères a déclaré qu’il avait confirmé la nationalité tunisienne d’un « certain nombre » d’enfants au moyen de tests ADN et qu’il était en train de les réhabiliter, sans davantage de précisions. Des défenseurs des droits humains, des proches et d’autres responsables du gouvernement ont déclaré qu’ils ne connaissaient que trois cas d’enfants rapatriés.
L’un d’eux est Tamim, un orphelin de 4 ans qui a fait les titres des journaux lorsque les autorités l’ont ramené de Libye en 2017. Les parents de Tamim ont été tués en février 2016 lors des frappes aériennes américaines et des combats au sol à Sabratha. Le grand-père, Faouzi Trabelsi, a témoigné qu’il s’était rendu en Libye quatre fois pour demander le rapatriement de son petit-fils, avant que les autorités tunisiennes n’acceptent de laisser le garçon rentrer chez lui.
Pendant son premier mois dans le pays, les autorités ont placé Tamim dans un hôpital pour enfants orphelins ou handicapés physiques. Il a reçu des soins médicaux et psychologiques pendant un mois, mais plus aucun par la suite, a déclaré son grand-père.
Les deux autres enfants rapatriés, un garçon de 10 ans et une fille de 7 ans, dont la mère est toujours détenue à Misrata, reçoivent le soutien d’une psychologue désignée par l’État, a déclaré un de leurs proches à Human Rights Watch. Les trois enfants rapatriés semblent bien s’adapter à leur vie en Tunisie, ont déclaré les familles.
Le ministère des Affaires étrangères a déclaré que le gouvernement était également en train de concevoir divers programmes de prévention, réadaptation et réinsertion pour lutter contre l’extrémisme armé. Des diplomates occidentaux ont toutefois estimé que ces programmes n’en étaient dans l’ensemble qu’à la phase préparatoire, alors que la Tunisie fait face à des prisons surpeuplées, à une crise économique et à des troubles politiques.
La Tunisie « œuvre à réadapter et réinsérer les anciens combattants terroristes étrangers et leurs familles », conformément aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, telle que la Résolution 2396 de 2017, a déclaré le ministère des Affaires étrangères. Cette résolution contraignante insiste sur la nécessité de réinsérer et réhabiliter « rapide[ment] » les enfants.
Tous les proches interrogés en Tunisie par Human Rights Watch ont déclaré qu’ils pensaient que la meilleure façon d’aider les enfants à se remettre de la détention et de la vie sous le règne de l’EI était que les autorités tunisiennes les ramènent au pays, en compagnie de leurs mères.
« Elle leur donne toujours le sein, on ne peut pas les séparer », a déclaré Mohammed Kilani en parlant de sa fille et de ses jumeaux de 2 ans – les derniers des quatre jeunes enfants détenus avec elle au camp de Roj. « Les enfants sont innocents, ils n’ont rien fait de mal. Si ma fille a commis des crimes, eh bien, laissez-la rentrer et affronter la justice dans son propre pays ».