La suspension d’activité imposée par le gouvernement tunisien à plus de 150 organisations de la société civile à travers le pays pour des liens prétendus avec le terrorisme est une décision disproportionnée et arbitraire, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Le 22 juillet 2014, un porte-parole du gouvernement a annoncé que les autorités avaient envoyé des notifications de suspension à 157 associations. Le gouvernement a également fermé deux stations de radio pour motifs similaires.
Les autorités ont ordonné à ces associations de mettre fin à leurs activités à la suite d’une attaque perpétrée le 16 juillet par des hommes armés au cours de laquelle quinze militaires ont été tués, près de la frontière entre la Tunisie et l’Algérie. Trois jours plus tard, le Premier ministre Mehdi Jomaa a annoncé que les autorités allaient prendre immédiatement des mesures pour fermer les stations de radio et de télévision appelant à la haine et pour suspendre les activités des mosquées non agréées ainsi que toutes les associations qu’elles considèrent liées au terrorisme. Toutefois, la loi tunisienne de septembre 2011 sur les associations stipule que seuls les juges sont habilités à ordonner la suspension d’activité ou la dissolution d’une association.
« Les autorités tunisiennes ont de bonnes raisons de combattre le terrorisme mais elles ne devraient pas agir en dehors du système judiciaire et bafouer des droits protégés par la Constitution et par la loi », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.
Human Rights Watch a obtenu des détails sur les notifications de suspension concernant douze associations, qui ont toutes reçu un formulaire-type intitulé « Décision de suspension d’activité » de la part du gouverneur régional. Ces notifications font référence à la loi n° 52 du 13 juin 1975, en particulier ses articles 10 et 11, ainsi qu’au décret-loi relatif aux associations en Tunisie et à la directive ministérielle 5183 de novembre 2013.
Les articles 10 et 11 confèrent aux gouverneurs l’autorité de superviser les activités des organismes et organisations percevant des fonds publics, ainsi que la responsabilité de maintenir l’ordre public et la sécurité dans les gouvernorats qu’ils administrent. Les douze notifications de suspension obtenues par Human Rights Watch ont été émises par cinq gouverneurs – ceux des régions de Sfax, Nabeul, Monastir, Jendouba et Tunis.
Mais les procédures utilisées ont constitué une violation du décret-loi n° 2011-88, adopté par le gouvernement de transition en septembre 2011. Cette loi a remplacé une législation répressive antérieure qui considérait comme un crime le fait de participer aux activités d’associations non agréées officiellement. Son adoption a été saluée comme un pas important vers la mise en conformité de la loi nationale tunisienne avec l’obligation de la Tunisie au regard du droit international en matière de droits humains de garantir la liberté d’association.
Aux termes de la loi de 2011, les associations sont tenues de « respecter les principes de l’État de droit, de la démocratie, de la pluralité, de la transparence, de l’égalité et des droits de l’Homme » tels que définis par les conventions internationales ratifiées par la Tunisie, et il leur est interdit d’inciter à la violence, à la haine, à l’intolérance et à la discrimination fondée sur la religion, le sexe ou la région.
La loi stipule également que seuls les tribunaux sont habilités à déterminer si une association doit être suspendue ou dissoute. Ceci implique un processus en trois étapes, dans lequel l’association reçoit d’abord une mise en demeure de remédier à l’infraction commise, suivie le cas échéant par une suspension d’activité de trente jours décidée par le Tribunal de première instance de Tunis sur requête du gouvernement. À l’expiration de cette période, si l’association n’a pas remédié aux infractions, le même tribunal peut ordonner sa dissolution.
Le gouvernement a suivi cette procédure en mai, en saisissant le Tribunal de première instance, lequel a ordonné à la Ligue nationale pour la protection de la Révolution, une association accusée de s’être attaquée entre autres à des journalistes et à des personnalités politiques de suspendre ses activités. Les autres législations qui sont toujours en vigueur, telles que la loi de 1975, n’invalident pas ces procédures et ne permettent pas au gouvernement de suspendre ou de dissoudre des associations sans passer par les tribunaux.
La constitution tunisienne, adoptée le 27 janvier 2014, garantit dans son article 35 « la liberté de constituer des partis politiques, des syndicats et des associations. » Elle stipule, dans son article 49, qu’aucune limite ne peut être imposée à l’exercice des droits et des libertés garantis par la constitution, sauf si ces limites sont établies par la loi et ne portent pas atteinte à l’essence de ces droits, et seulement quand elles sont proportionnées et « nécessaires » pour protéger certains objectifs légitimes.
L’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par la Tunisie en 1969, n’autorise aucune restriction à la liberté d’association autre que celles qui sont prévues par la loi et qui sont « nécessaires dans une société démocratique », dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé et la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui.
La Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, que la Tunisie a ratifiée en 1983, protège également le droit à la liberté d’association.
Dans son rapport thématique de 2012, le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association a déclaré que « la suspension d’une association et sa dissolution forcée sont parmi les atteintes les plus graves à la liberté d’association. Elles ne devraient donc être possibles qu’en cas de danger manifeste et imminent résultant d’une violation flagrante de la législation nationale, conformément au droit international des droits de l’Homme. De telles mesures doivent être strictement proportionnelles à l’objectif légitime poursuivi et utilisées uniquement lorsque des mesures moins radicales se sont révélées insuffisantes. »
« Les autorités tunisiennes sont allées trop loin avec cette vague de suspensions », a conclu Eric Goldstein. « Elles devraient réviser leur position, annuler immédiatement ces notifications de suspension et suivre les procédures appropriées prévues par la loi pour poursuivre tout groupe réellement impliqué dans l’incitation à la violence. »