Cannes 2013 : Lettre à Abdellatif Kéchiche

cannes2013-laviedadele-khechiche

Lettre de Samir Ardjoum publiée par AlgerieNews avant l’annonce, aujourd’hui, du Palmarès du festival de Cannes 2013, qui a attribué la Palme d’Or au film “La vie d’Adèle” de Abdellatif Khechiche.

Monsieur

Je vous écris d’un pays nommé Cinéma et dans lequel j’étouffe depuis quelques jours.

Je vous écris car je ne sais pas filmer.

Je vous écris car je viens de voir votre dernier film et je suis incapable de balancer des mots, de « critiquer », d’en faire ma propre interprétation. Ce que je sais vient de cette sensation de voir dans votre cinéma une manière de tisser des sentiments personnels. D’où cette lettre. D’où ce ton subjectif. D’où cette envie de vous tutoyer.

Je t’ai découvert bien avant « La Faute à Voltaire ». J’affichais une dizaine d’années. Nous étions en 1986. Mitterrand à la présidence et le PSG, champion de France de foot pour la première fois de son histoire. L’époque de Mustapha Dahleb, de Luis Fernandez. Je considérais alors ce sport plus important que le cinoche, que ma vie. Parfois, des films. Des échanges avec le « père ». Mon premier et véritable passeur. D’un côté, des westerns, films de genre, de l’autre, rarement, mais toujours avec une importance capitale, des films algériens ou d’autres évoquant l’Algérie de mes origines. 1986, je découvre le premier long-métrage d’Abdelkrim Bahloul, « Le Thé à la menthe ». Tu étais là, agile, le visage bouffé par la vie intrépide de ton personnage, avec cette gestuelle dynamique. Plus tard, Bahloul me racontera des tas d’anecdotes sur ce tournage dont celle du coup-de-poing que tu affligeas contre un professionnel du cinéma, aussi têtu que con.

Puis « La Faute à Voltaire ». Je lis un article signé Frédéric Bonnaud dans les Inrocks. Il est intrigué et ravi. Il te prédit un avenir important dans le cinéma de l’Hexagone. Comme d’habitude, il a raison. « L’Esquive » et « La Graine et le mulet » te placeront en haut de l’affiche. Tu rafles tout au César (tu fais la nique à Desplechin, autre grande figure de mon cinéma) et tu continues de dire les choses calmement, baissant la tête, mais avec cette violence intérieure que tu tentes d’assagir. Grand moment de télévision. J’ouvre une parenthèse. Je t’avoue une chose. Ce soir-là quand tu reçois le césar du meilleur réalisateur pour « La Graine et le mulet », j’eus une satisfaction particulière. J’étais heureux pour toi… Abdellatif. Abdel. J’aimais, le temps de quelques secondes, ce prénom, cette couleur de peau, ces cheveux frisés, cette origine non contrôlée. Et dans ta voix intimidée et intimidante, je sentais le poids d’une certaine discrimination que tu avais dû subir durant ta longue route de désert qui aurait pu croiser la mienne. Parenthèse refermée.
Maintenant, « La Vie d’Adèle ». Le sous-titre aurait pu être « Banc public ».

Dans ton film, à trois reprises, tu filmes Adèle assis sur un banc. A chaque fois, sa vie prendra une nouvelle orientation. Une rupture avec son mec, la découverte de l’amour avec Emma et enfin la solitude. A chaque fois, ton film épouse une sécheresse dans ta captation de la lumière. Tu évites les superflus, gommes tout ce qui pourrait arranger le spectateur, le conforter, l’apaiser, tu serres fortement tes personnages et, de ce fait, tu ne nous donnes aucune issue de secours. Etrangement, j’aime ça. Je suis aussi épuisé que tes actrices. Tu arrives, par je ne sais quel truchement, à me faire jouer (jouir ?) autant que se peut dans tes films. Tu es, je pense, le seul cinéaste français à provoquer aussi durement les sens du spectateur. ça passe ou ça casse. Et l’échec injuste de ton précédent film, « Vénus noire » en est la preuve vivante, alors que peut-être ce fut l’aboutissement de ta vision cinématographique. Ton chef-d’œuvre incompris. Mon préféré. Tu as pris des risques, or je ne pense pas que tu te sois « cassé la gueule ». Tu as toujours respecté le spectateur, à ta manière, car tu sais pertinemment qu’il doit faire des concessions pour accepter une œuvre d’art. Quelle qu’elle soit.

Tu as toujours, selon moi, tenté de réaliser l’impensable, que l’impossible devienne un acte gagné. Et tes films définissent cette pensée qui t’entoure depuis toujours. « La Faute à Voltaire » ? Un amoureux qui veut vivre sa vie autrement, dans un pays étranger, quitte à foncer dans le mur. « L’Esquive » ? Un ado qui se met à jouer dans une pièce de théâtre par amour pour sa « girl’s next door », sans se préoccuper de l’issue finale. « La Graine & le mulet » ? Un vieux retraité qui se borne à ouvrir une poissonnerie contre toute attente. « Vénus noire » ? Une femme « pas comme les autres » qui veut asseoir sa personnalité, quitte à s’engouffrer dans un mode de vie bigarré. Toujours cette soif insatiable de liberté, cette envie de ne jamais avoir de regrets, comme dans la séquence d’ouverture de ton dernier film, où tu reprends pour la seconde fois, après « L’Esquive », la morale joyeuse de Marivaux, glissant dans la bouche de tes collégiens, que ce sont les mystères inaccessibles de l’amour qui rendent la vie plus excitante. Dès le début, tu annonces la couleur. Tu prépares le spectateur à ce qu’il va voir. Mais tu le surprends constamment, comme si chacune de tes séquences devai être originale, comme si la répétition devenait le fardeau que tu souhaitais oublier. Tu es ton premier spectateur, mais aussi le dernier, car ton sens de la perfection t’oblige, peut-être, à ne jamais être rassuré. Pour moi, tu es unique car tu « ne sais pas filmer » (et d’ailleurs que signifie « filmer » aujourd’hui ?). Tu ne fais pas de cinéma. Tu tentes le cinéma. Cet aspect de la création te permet d’avoir la tête baissée, comme si tu cherchais ta route, comme si le montage de tes films devenait ce chemin que tu sondes continuellement. Tu aimes te perdre. Tu aimes quand le spectateur se retrouve embarqué dans une galère dont il ne pourra deviner la fin. Tu n’aimes pas les « The End ». Tes films sont inachevés comme « La Vie de Marianne » de Marivaux.

Dis-moi, comment fais-tu pour vivre avec cet état d’esprit ? Car plus tu avances, plus l’on sent cette inquiétude se dessiner sur ton visage, dans ta caméra, dans la passion incommensurable des ébats amoureux que tu observes, comme l’on regarde un désir. Et c’est dans cette violence et cette passion que ton cinéma se crée, nous installant dans le même plan que tes personnages. Nous ne sommes plus voyeurs, mais acteurs. Et tu n’es plus réalisateur, mais notre « passeur ». C’est pour cela que tes films sont « réalistes » car ils nous accompagnent. Et pour tout l’or du monde, je refuserais de te laisser tomber. En (re)voyant tes films, je suis heureux de vivre. D’exister. De croire encore et naïvement au cinéma. Je redeviens un enfant.

Hier, j’ai vu « La Vie d’Adèle » dans une salle comble et silencieuse. Comme dans un rêve.

Et toi, où étais-tu ?

Samir Ardjoum

(Source: AlgerieNews)