“Ils seront poursuivis, traqués, jugés et obligés de rendre des comptes !!”, c’est en ces termes inoubliables et gravés à jamais dans la mémoire des Tunisiens que Chokri Belaïd, avocat et leader de gauche, s’était adressé à ses concitoyens, fin 2012, après “les évènements de la chevrotine” à Siliana au cours desquelles des manifestations pacifiques furent réprimées manu militari.
Ces mots frappants sont devenus un slogan politique brandi à cor et à cri par une large frange de militants et d’activistes engagés qui n’ont cessé de réclamer la vérité, toute la vérité et rien que la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd.
Cette formule magistrale trempée dans l’encrier d’un patriotisme sain et intègre a été reprise par plusieurs défenseurs des droits de l’homme dans le pays qui demandent la reddition des comptes et la poursuite en justice des responsables des assassinats politiques et des attaques terroristes perpétrés en Tunisie durant ces dernières années.
Ses amis, ses confrères et ses compatriotes se doivent d’être soulagés de voir, après tant d’années de piétinement judiciaire, leurs incommensurables efforts couronner de succès. Un verdict qui ne saurait être rendu sans une ferme volonté politique résolue à faire relancer les procès en instance qui traînent en longueur.
A ce titre, force est de rappeler que le président de la République Kaïs Saïed a à maintes reprises dénoncé les tentatives visant à entraver le traitement de certaines affaires “dans un délai raisonnable”, dont notamment les dossiers des assassinats politiques de Chokri Belaïd et de l’ancien député et coordinateur général du Courant populaire, Mohamed Brahmi, assassiné le 25 juillet 2013.
La justice tunisienne a enfin rendu à l’aube de ce mercredi, 27 mars 2024, son verdict sur ce dossier si tumultueux et tant polémiqué qui n’a cessé de faire couler de l’encre depuis la perpétration de ce crime odieux. Un verdict tombé après 11 ans d’enquêtes et d’investigations et 15 heures de délibération.
Les 23 accusés impliqués dans le procès du martyr Chokri Belaïd, ce militant hors pair et audacieux qui a sacrifié sa vie en faveur de la démocratie, des causes justes et du droit des Tunisiens à une vie digne, se sont vus écoper de lourds jugements allant de la peine de mort au non-lieu. Un verdict qui vient enfin répondre aux incessantes interrogations qui hantent l’esprit des Tunisiens depuis plus d’une décennie.
Chokri Belaïd, avocat, militant de gauche et défenseur des droits humains, s’était engagé en politique depuis son jeune âge alors qu’il était encore élève sur les bancs de l’école de Bourguiba. A l’université, il a combattu vaillamment le despotisme et lutté en faveur de la démocratie. Redoutable tribun, Chokri Belaïd savait tenir en haleine son auditoire par sa finesse d’esprit, son intelligence pénétrante et son esprit acéré, ce qui lui a valu d’être détenu à Rejim Maatoug dans le sud tunisien en 1987.
Après des années d’études de Droit, il a rejoint le barreau et a plaidé dans des procès politiques. Il était connu comme étant un défenseur téméraire des plus démunis et avocat des syndicalistes et opposants au régime de Ben Ali. Combatif et tenace, il n’a jamais hésité à prendre position pour les accusés dans les procès politiques, en témoigne son engagement hors pair aux côtés des accusés du Bassin minier en 2008.
Belaïd a aussi défendu les accusés dans l’affaire “des incidents de Soliman”, en 2007, et celle des prisonniers salafistes, malgré son rejet total et catégorique de leur idéologie et de leur projet politique. Il a été aux premiers rangs des manifestations menées par les avocats en décembre 2010, peu avant la chute du régime de Ben Ali.
Occupant le poste de Secrétaire général du parti des patriotes démocrates unifié, Chokri Belaïd est devenu, au lendemain de la révolution, une personnalité politique très médiatisée. Les Tunisiens ont apprécié son discours clair et éloquent, son sens profond de justice sociale, son attachement aux libertés et sa parfaite connaissance de la réalité et de l’histoire de la Tunisie.
Chokri Belaïd était aussi connu pour sa verve, sa pugnacité et ses propos fort critiques envers la politique de la Troïka au pouvoir en 2012 et du mouvement d’obédience islamique Ennahdha et de ses dirigeants qu’il accuse de “vouloir mettre la main sur l’appareil de l’Etat” et les arcanes du pouvoir et de porter atteinte aux libertés fondamentales des citoyens tunisiens.
Quand le politique affranchit la justice
De l’avis de nombreux observateurs de la scène politique, l’audace de Chokri Belaïd et sa popularité montante lui ont coûté cher. Son discours qui condamne la violence et dénonce le projet de l’islam politique et des pratiques d’Ennahdha lui ont valu plusieurs menaces de mort.
Chokri Belaïd a été la cible de plusieurs campagnes fielleuses de diabolisation menées par ses détracteurs. “Chaque fois que les islamistes se sentiront sous pression, en proie à l’isolement politique et en baisse de popularité, ils vont recourir à la violence, à la terreur et l’intimidation”, répétait-il souvent.
“Méfiez-vous de se faire traîner dans le moule de la violence. La violence aveugle ne profite qu’aux seuls courants obscurantistes. Elle profite au mouvement Ennadha”, soutenait-il lors d’une émission télévisée la veille de son assassinat.
Au matin grisâtre d’un 6 février 2013, Chokri Belaïd a été abattu par balles à bout-portant devant son domicile. Ce crime odieux a provoqué colère et rage des Tunisiens, descendus par milliers dans les rues pour manifester leur profonde indignation et demander des comptes au pouvoir en place accusé d’être derrière sa mort.
Les funérailles nationales de Chokri Belaïd, le 8 février 2013, ont rassemblé des dizaines de milliers de Tunisiens qui ont tenu à faire leurs adieux à une figure de proue de l’opposition, éminente et charismatique, et à rendre hommage à un militant intègre et hors pair.
Cette disparition tragique a été un tournant décisif dans le paysage politique tunisien. Des partis de l’opposition et l’Union générale tunisienne du travail, principale structure syndicale du pays, ont appelé à une grève générale.
De leur côté, avocats, magistrats, enseignants universitaires et autres franges de la société civile ont menacé de se mettre en grève, pointant la responsabilité du mouvement Ennahdha dans ce crime. Des accusations qui ont été aussitôt démenties par le chef du mouvement, Rached Ghannouchi.
A l’étranger, les réactions d’indignation ont gagné plusieurs capitales arabes et occidentales qui ont qualifié ce crime de “lâche” et “odieux” dont le dessein était de “déstabiliser la Tunisie”.
Pour tenter de calmer les violentes manifestations enclenchées par l’assassinat du leader de gauche, le chef du gouvernement de l’époque Hamadi Jebali a décidé dans une allocution télévisée à l’adresse des tunisiens de former un “nouveau gouvernement de compétences nationales sans appartenance politique” ouvrant ainsi la voie à la dissolution, quelques mois plus tard, de l’Assemblée nationale constituante et l’organisation, en 2014, d’élections législatives et présidentielle.
Désormais, onze ans après l’assassinat de Chokri Belaïd, ses meurtriers vont croupir derrière les barreaux. La justice tunisienne amorce ainsi une nouvelle phase de la suprématie de la loi où nul ne pourrait se prévaloir du non-droit et d’une impunité totale.