Mita Grette, ou le quotidien des médecins à l’hôpital Aziza Othmana

Par : Autres

J’ai un gros ras-le-bol en ce moment alors je me lâche, et désolée si je suis longue comme d’habitude… Je suis lasse comme je ne l’ai rarement été.

Dans une société hyper médiatisée où la course au buzz est devenue le «must» et où tout un chacun, bien caché derrière son écran, se pose en juge et parti, il devient difficile d’aller au-delà des apparences.

Aujourd’hui, j’ai envie de parler de mon hôpital Aziza Othmana. Je dis “mon hôpital“ et j’entends dans ma tête chez moi. J’y ai débarqué en 2007 un peu désabusée en fin d’internat. J’étais fatiguée par le rythme soutenu des gardes, par le mal-être des patients et par la froideur des gens. J’envisageais de terminer les 4 mois qu’il me restait en barrant un à un les jours comme une prisonnière attendant la fin de sa peine, et puis prendre une tout autre voie.

Et puis, le premier novembre 2007, j’ai mis les pieds en Hématologie et là j’ai eu un coup de foudre.

Derrière la grande porte bleue se trouve un des plus vieux hôpitaux de Tunis. Certaines parties tombent en ruine mais comme elles sont classées “patrimoine du pays“ et qu’on n’a pas les moyens de les restaurer, alors on n’en a interdit l’accès en attendant des jours meilleurs.

Il n’y a ni buvette ni petite cuisine pour le personnel qui y passe la nuit, mais qu’importe puisque les souks sont à nous.

Il y a plusieurs services et aujourd’hui je vais vous parler de ceux d’hématologie.

Le service d’hématologie clinique, quand j’ai commencé en 2007, il y avait 12 chambres à 1 lit en secteur protégé et 13 chambres à 2 lits en secteur conventionnel. Chaque chambre étant dotée d’une salle d’eau et de télé. 38 lits et une micro-salle d’urgences avec 3 lits.

Ce qui m’avait impressionné, au-delà des moyens qui étaient mis pour le confort des patients souvent hospitalisés pour plus d’un mois, c’était la bienveillance et l’empathie du personnel paramédical et médical. Le patient ne devait pas avoir mal, ne devait pas attendre, ne devait pas faire la queue pour son médicament, ou pour accéder aux soins. Même si la maladie gagnait le combat et qu’on ne pouvait plus rien y faire, on n’abandonnait ni le patient ni sa famille, on l’accompagnait pour que ce soit le moins douloureux possible. Ce degré d’empathie et de respect pour le patient était une révélation pour moi. Aujourd’hui, je lis les journaux, j’écoute la radio, et ce que je vois m’écœure.

En 11 ans, nous sommes passés de 38 lits à 90 lits. Nos urgences ont 12 lits où parfois les patients sont obligés de se mettre deux par deux. Nous assurons 27.000 consultations externes par an, notre hôpital de jour reçoit en moyenne 615 patients par mois pour de la chimiothérapie ou des transfusions ; le taux d’occupation des lits et de 170%.

En parlant de transfusions, nous en faisons 8.000 par an. Et à aucun moment on ne ferme où on ne lâche prise. On multiplie les précautions en même temps qu’on jongle avec un nombre accru de malades et ON NE REFUSE personne.

Le service d’hémato-biologique nous supporte. Il est à la pointe dans la plupart des domaines : il chapeaute les diagnostics, les transfusions, la cryométrie, l’immunohématologie et pour la plupart des bilans il sort un résultat dans un délai de 24 h.

Pour gérer le flux de patients, vu que cet hôpital est le seul sur le nord de la Tunisie à recevoir les patients atteints de maladies hématologiques, et au vu de la crise financière par laquelle passe le pays, on utilise le système D : on agrandit, on déménage les internes pour récupérer leur chambre, on demande des lits en plus, des locaux en plus, mais ON NE REFUSE personne.

Plus d’anti-vomitifs ? Pas grave, on ne va pas arrêter les cures de chimiothérapie pour autant. On va essayer avec les petits moyens.

Plus de sang à la banque ? (Merci la télé poubelle au passage ?) Pas grave, on va motiver les donneurs. On va essayer de mettre en route notre propre banque.

Plus de médicaments ? Pas grave, on va appeler toutes les pharmacies des hôpitaux et les responsables de production pour essayer de pallier à ça.

Tous les techniciens du laboratoire d’hématologie ont démissionné en bloc ? Pas grave, les 4 docteurs remplaceront tout le monde à tous les postes nuits comprises durant trois longs mois le temps que le ministère recrute du personnel.

Les enfants dépriment à l’hôpital ? Pas grave, on va solliciter des associations, on va même en mettre une en place pour faire des animations, pour récolter de quoi leur construire un plus joli service.

Chaque jour dans ce pays en crise apporte son lot de mauvaises nouvelles. On ne sait jamais quel médicament est en rupture et pour combien de temps. Quels réactifs sont retenus à la douane et de quels bilans on va devoir se passer.

Et pourtant… On est là chaque matin. On accroche un sourire et on essaie. La plupart de mes collègues ont travaillé bénévolement avant d’être engagées. Deux d’entre elles font plus de 120 kilomètres TOUS LES JOURS pour venir travailler. Aucun médecin n’a d’activité complémentaire. Personne ne met ne serait-ce qu’un doigt dans le privé.

Malgré nos contraintes personnelles, nous sommes là tous les jours et si un malade a un rendez-vous d’ouverture de dossier avec un délai de plus 15 jours, on culpabilise. On se déplace les dimanches. On accompagne les malades dans leur maladie et même si le traitement ne marche pas, on ne les lâche pas.

Quand on doit désinfecter (parce qu’une unité stérile ne peut pas rester stérile en permanence), on jongle avec les patients pour ne pas retarder les cures et ne pas refuser l’afflux constant de nouveaux malades.

On reçoit 60% des patients en hématologie. Les troubles de l’hémostase, les hémoglobinopathies, les leucémies, les lymphomes, les myélomes et tous les autres.

On ne le fait ni pour l’argent ni pour la reconnaissance. On le fait parce que ce métier on l’aime, que ce pays on y tient et parce que cet hôpital on en est fier.

Quand je lis dans les journaux que nos courriers pour avertir de l’existence d’un germe afin de justifier de la nécessité de fermer et de stériliser le secteur protégé sont transformés en preuve de notre «saleté». Quand j’entends dans la radio que le détournement des médicaments de nos patients est de notre faute. Quand une télé-poubelle dénonce un «bakshish» à la banque du sang sans penser une seconde à la conséquence sur les donneurs de sang… je remets tout en question.

Avez-vous seulement pris la peine au-delà du buzz attendu de mettre les pieds chez nous, de traverser nos couloirs le soir quand on veille les enfants, de passer ne serait-ce que 24 heures à notre place?

Maintenant que les patients pensent que leur hôpital vole leurs médicaments, que sans argent ils ne pourront se procurer la poche de sang nécessaire à leur survie, qu’on ne se lave pas les mains avant de toucher leur parent malade. Qu’avez-vous gagné exactement ? Encore plus d’insécurité.