Kasserine : Travailler pour vivre ou mourir parce qu’ignorés!?

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Cinq jeunes gens dont une jeune fille ont fait une tentative de suicide à Kasserine dans la nuit du lundi à mardi 14 juin. Ils en sont tous et fort heureusement sortis indemnes malgré le fait que l’un d’eux ait avalé deux paquets de raticides. Il a été sauvé de justesse.

Le langage du suicide est-il devenu le seul moyen de communication des jeunes confrontés à la précarité, l’incertitude et le désespoir avec les «Autres» ceux qui ne saisissent pas leur désarroi?

Les autres, ce n’est pas uniquement l’Etat affaibli et vulnérable aujourd’hui. Les autres, ce sont également les organisations de la société civile, les activistes politiques, les députés et les médias.

A la question «Pourquoi le suicide pour avoir un emploi?», Borhene Yahiaoui, journaliste à Kasserine, répond: «Quand vous discutez avec ces jeunes, vous voyez devant vous des jusqu’au-boutistes. Pour eux dans l’état de misère où ils végètent, ils n’ont plus d’autres choix que de voir leurs revendications satisfaites ou mourir. Pour eux, le choix se pose entre vivre dignement, c’est-à-dire par le travail ou la mort car leur vie n’a pas de sens».

Le gouvernorat de Kasserine est pratiquement sous occupation par nombre de mafias qui ne laissent pas l’économie formelle s’y développer, les enjeux étant de taille, et par conséquent les chances de trouver des postes d’emplois “sécurisants“ sont très réduits. «A Kasserine vous avez les contrebandiers qui “managent“ les activités du commerce parallèle et des trafics de tous gendres, les héritiers affairistes qui se sont emparés tout de suite après le 14 janvier des affaires des Trabelsi et co, les fonctionnaires et les notables de la région et les pauvres gens dont le nombre augmente aussi vite que le niveau de leur misère. Le plus regrettable dans la situation où nous vivons est que dans ce gouvernorat tout est corruptible, qu’il s’agisse des administrations publiques, de ceux qui président aux destins de Kasserine partant du siège du gouvernorat et même des agents de douane et de l’ordre», témoigne un ancien contrebandier menacé dans sa vie même et celle des siens quand il a voulu se ranger, dénoncer les mauvaises pratiques et développer des activités économiques formelles.

A Kasserine, et c’est le drame, le seul employeur que tolèrent les jeunes demandeurs d’emplois est l’Etat. Pour eux, c’est la fonction publique ou rien. D’ailleurs ceux qui pérennisent le sit-in au gouvernorat qui a démarré au mois de janvier n’ont que ces mots à la bouche. Pareil pour ceux qui observent le sit-in devant le ministère de l’Emploi à Tunis.

Les forces de l’ordre ont été contraintes mardi à disperser les sittineurs qui voulaient empêcher les fonctionnaires du gouvernorat d’accéder à leurs bureaux. Ils ont évité l’emploi exagéré de la force pour ne pas envenimer une situation sociale explosive. Les sit-inneurs dont le nombre varie entre 10 et 20 personnes continuent toutefois à occuper les lieux en se relayant.

«Le problème, explique Borhene Yahiaoui, c’est que ces jeunes se sentent totalement abandonnés, personne n’est venu demander de leurs nouvelles, discuter avec eux, ou leur donner un peu d’espoir quant à un engagement ferme pour satisfaire leurs revendications même à terme».

Le problème est aussi que ces jeunes refusent totalement d’être embauchés par les privés. Ces derniers et au vue du climat d’investissement étouffant dans le pays et particulièrement dans les régions intérieures «à risque» ne se bousculent pas pour mettre leur argent dans des projets dont ils ne peuvent aucunement garantir la survie.

Au mois de janvier dernier, alors que la région était à feu et à sang, Habib Essid, Premier ministre avait déclaré ne pas avoir en sa possession de «baguette magique pour donner de l’emploi à tout le monde en même temps». Il est tout autant vrai que la fonction publique est saturée et que le seul moyen de s’en sortir doit passer par les privés qu’il s’agisse de projets adossés à 100% à des capitaux privés ou dans le cadre de la loi PPP. Encore faut-il identifier et au plus vite les projets réalisables dans un cours laps de temps.

Aux dernières nouvelles, le ministre du Commerce avait annoncé le projet de réalisation d’un grand marché de production à Kasserine dont l’objectif serait de réguler et organiser les opérations d’exportation et de distribution des produits agricoles dans les marchés nationaux et internationaux. Ce projet toucherait également d’autres régions dont Sidi Bouzid et Menzel Bouzelfa.

Dans l’attente, les projets restent au stade de projets, les jeunes refusent toute alternative autre que celle d’être employés dans la fonction publique et les tentatives de suicides sont devenues des faits banals. Ce que condamne Asma Bouden, chef du service pédopsychiatrie à l’hôpital Razi, dans une enquête publiée par le magazine Réalités où elle appelle à ne pas banaliser les tentatives de suicide. «Nous observons… une augmentation très importante des cas de suicide. La consultation pour conduite suicidaire a quadruplé ces quatre dernières années. Nous assistons à une véritable épidémie. Il est vrai que les adolescents s’imitent beaucoup. Ils veulent se ressembler même dans le pire. Il est tout aussi vrai qu’à l’adolescence, le jeune est confronté à un véritable bouleversement psychique qu’on appelle la crise de l’adolescence. Pour dépasser cette crise, le jeune va se défendre à travers des mécanismes: la mise en acte (agir) et la toute-puissance (mégalomanie, égocentrisme…). On le voit excessif dans sa conduite. Il trouve plaisir à prendre des risques parfois au péril de sa vie (excès de vitesse, conduire une moto sans casque, overdose)».

Mais en fait, dans la Tunisie de l’exemple Bouazizien, le suicide est devenu l’expression privilégiée de contestation et de revendication dans une situation socioéconomique désastreuse. Les décideurs publics n’agissent pas, ne proposent pas et ne négocient pas car eux-mêmes en mal de réponses urgentes à des besoins insatisfaits depuis des décennies. Besoins amplifiés ces dernières années par une instabilité tous azimuts: aussi bien socioéconomique que politique.

A quand un gouvernement qui propose, qui projette et qui décide? Une question qui restera sans réponses tant que ceux qui président aux destinées du pays sont plus soucieux de leur propre confort que de la patrie et des attentes du peuple.