Salafistes vs Ennahdha : Face à face ou dos à dos?

ennahdha-salafisme

La Tunisie panse ses blessures. Un calme précaire règne aussi bien à Kairouan que dans les faubourgs de la capitale où une journée de violents affrontements s’est achevée sur un lourd bilan: 1 mort côté partisans d’Ansar al-Chariaa, et 15 policiers blessés, dont 3 grièvement et 1 dans le coma.

La réponse sécuritaire révèle ses faiblesses. L’épreuve de force contre les salafistes djihadistes a-t-elle porté ses fruits? A quoi aura-t-elle servi si c’est pour confirmer le congrès interdit samedi dernier pour l’autoriser celui d’après, comme l’a déclaré le gouverneur de Kairouan? Comment ce gouvernement, avec toutes les contestations et contradictions qui le composent, peut-il réussir à maintenir l’ordre tout en évitant à le confondre avec la répression et le retour de l’autoritarisme?

Bien qu’il soit trop tôt pour tirer les conclusions, plusieurs voix s’élèvent pour soutenir le tour de vis donné aux islamistes radicaux qui ne reconnaissaient ni l’Etat ni les lois. A défaut de celles qui se sont élevées pour critiquer ce face à face, beaucoup sont restées tristement silencieuses. Elles observaient.

Les lectures des événements sont multiples et souvent contradictoires. Elles aboutissent cependant au même constat. Que l’on pense, comme l’écrivain et journaliste Nicolas Beau, que les salafistes sont le bras armé d’Ennahdha ou au contraire qu’ils sont leurs enfants rebelles. Un fait est sûr: ils échappent au contrôle.

Les récentes déclarations des leaders d’Ansar al-Chariaa sont tout aussi déroutantes. Pour la première fois, ils évoquent les élections et annoncent qu’ils s’imposeront sur la place s’ils venaient à y participer, lors d’une conférence de presse étrangement organisée dans une mosquée. Les salafistes sont devenus «trop» importants sur le terrain et incontestablement de plus en plus gênants politiquement.

Même si les observateurs estiment que leur poids électoral n’est pas significatif, ils confirment que leur capacité de nuisance est énorme.

Abdelwaheb El Hani, chef du parti Al Majd, estime que sur le terrain, ils sont en train d’attirer vers eux les désenchantés d’Ennahdha. Certains vont même jusqu’à prétendre que la base du parti Ennahdha est au 4/5 salafiste et s’est mise en rage contre la prestation gouvernementale et celle de la Constitution qui s’écrit. Elle réclame simplement la «Chariaâ».

La question fait-elle encore des remou ? Au vu de l’article 136 de la Constitution qui pose problème à l’ANC, il est évident que la partie est loin d’être gagnée.

Ridha Belhadj, porte-parole du Parti salafiste reconnu Hezb Ettahrir, a déclaré que les populations réclamaient la chariaâ et que les récents évènements allaient marquer un virage dans le déroulement de la transition.

Rappelons que Rached Ghannouchi avait tranché cette question en octobre 2012 sans vraiment réussir à la trancher. A l’heure où la Constitution est fortement contestée par les ONG et la société civile, les voix des constituants mécontents de ne pas inscrire la chariaâ s’élèvent et celles des progressistes et laïcs satisfaits d’une Constitution portant en elle les prémices d’une autocratie se font aussi entendre. Cherchent-elles seulement à prouver que le mieux est bien l’ennemi du bien et qu’à force de tirer sur la corde, celle-ci risque de rompre?

Par cette opération sécuritaire musclée, c’est bien une partie éminemment politique qui s’est jouée. Coup sur coup, le conflit “bloc islamiste“ contre “bloc progressiste“ s’atténue face à la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme. Dans les coulisses, on parle de colmater des brèches et de tactique pour diviser encore et mieux le camp des progressistes laïcs en attirant particulièrement certains d’entre eux. Est-ce une coïncidence que Hamadi Jebali choisisse ce timing pour annoncer, via la BBC, son intention de se présenter à la présidentielle en tant qu’indépendant sans quitter son parti?

Pour le moment, la Tunisie accuse les coups les uns après les autres.

Après le choc de la découverte de 11 terroristes sur 33 durant les attenants d’In Amenas en en Algérie, les djihadistes envoyés par centaines en Syrie, les attentats de Jebel Chaambi, les découvertes incessantes de caches d’armes, le meurtre d’un policier après une fatwa lancée par un imam salafiste, nous sommes en droit de se demander si le pays résistera à un autre face à face, qu’il soit dans le style «guérilla urbaine» -comme ce fut le cas à la Cité Ettadhamen-, ou à une vraie contre-offensive des salafistes après ce qu’ils considèrent «l’humiliation» suprême.

Le troisième congrès d’Ansar Al-Chariaa va-t-il être confirmé en fin de semaine prochaine? Si cela venait à se produire, autant dire que c’est reparti pour un nouveau plongeon de la Bourse et de fortes perturbations économiques et sociopolitiques.

La sociologue Noura Borsali exprime ses craintes qui vont bien entendu au-delà de ce congrès: «Je suis absolument pour que tous appliquent la loi et œuvrent dans la légalité. Mais, je ne peux cautionner toute cette répression policière menée sur tous les fronts avec policiers blessés et mort d’hommes. Quand j’ai vu toute cette armada et ces moyens policiers et militaires employés dans bien des endroits de mon pays, j’ai frissonné. Parce que m’est revenu le scénario de 1991 de Ben Ali: réprimer terriblement les islamistes pour étendre par la suite la répression à toutes les forces démocratiques et opérer un grand verrouillage de la vie politique. Alors aujourd’hui les salafistes, demain les laïcs et toutes les forces de l’opposition. Un peu de vigilance me semble nécessaire».

Elle conclut en regrettant que les événements interviennent à un moment crucial où toutes les forces vives devraient débattre de la dernière mouture de la Constitution.

Pour elle, il ne fait aucun doute que ces événements détournent l’opinion publique de bien plus important. «Et si on continuait à utiliser la violence pour freiner le processus de la transition démocratique? Ou encore à utiliser cette question pour consolider son pouvoir et reconquérir une certaine crédibilité politique perdue? À jouer sur la question sécuritaire pour asseoir son pouvoir et l’élargir?»

La question est on ne peut plus claire. Seuls les prochains jours seront déterminants.