Evénement? Non-événement? La sortie abrupte de Rached Ghannouchi sur une chaîne de télévision privée en ce mardi 1er août avait-elle un sens? Sachant que l’entretien a eu lieu deux jours auparavant et que lors d’une rencontre postérieure entre Youssef Chahed, le chef du gouvernement, et Rached Ghannouchi, le président du parti islamiste, ce dernier a déclaré: «Ennahdha soutient les efforts du gouvernement dans la lutte contre la corruption et les mesures concrètes prises pour lutter contre ce fléau».
En costume bleu roi et cravaté, Rached Ghannouchi avait pourtant remis en cause la campagne anticorruption de manière très subtile lors de son entretien, et a osé appeler le chef du gouvernement à ne pas se présenter à l’élection présidentielle de 2019, jetant l’anathème sur la Constitution et le droit de tout Tunisien éligible à convoiter l’investiture suprême.
Qui mieux qu’Ahmed Manai, opposant historique de l’ancien régime, auteur de l’ouvrage «Supplice tunisien, le jardin secret de Ben Ali» et à une époque très proche du parti Ennahdha dont il était membre du comité d’information, pourrait en parler? Entretien
Webmanagercenter: Que pensez-vous du timing de l’intervention de Ghannouchi qui a été faite à sa demande, selon des sources fiables?
Ahmed Manai : Rached Ghannouchi a su tenir un secret absolu sur ses ambitions présidentielles pendant plus de quarante ans. Je ne le vois pas s’aventurer, plus de deux ans avant l’élection présidentielle, à organiser sa propre interview rien que pour annoncer sa candidature éventuelle. En fait, il a lancé de nombreux messages aux siens, aux Tunisiens et à l’étranger. J’avoue que je n’ai pas tout vu mais je relève que son message le plus important a été pour le Qatar, son sponsor et allié et soutien indéfectible.
Le message à Chahed ne concerne pas l’élection présidentielle même s’il lui a demandé expressément de s’engager à ne pas se porter candidat. Chahed n’a pas le même électorat que Ghannouchi ou tout autre candidat soutenu par ce dernier. Le message à Chahed concerne le dossier de la lutte contre la corruption. Il est aussi adressé à Chawki Tabib.
Évoquer les élections présidentielles en ce moment précis, est-ce par volonté de baliser le terrain pour réaliser le grand rêve du président du parti islamiste depuis l’échec du coup d’Etat sécuritaire en 1987, à savoir gouverner la Tunisie?
Le grand rêve de Ghannouchi de gouverner la Tunisie est très vieux et selon certains de ses anciens confidents, il daterait du milieu des années 1970.
D’abord, ces quelques précisions historiques: lors de la tentative du coup d’Etat de 1987, Ghannouchi était en prison. C’est Salah Karkar, son remplaçant à la direction du MTI (aidé par Moncef Ben Salem), qui avait organisé cette tentative. A sa libération, Ghannouchi a très mal pris la chose et estimé que son ami voulait ainsi «lui faire couper la tête». Mais «l’organisation secrète» c’est son œuvre depuis la fin des années 1970, de même que la tentative avortée de 1991.
En 2011, Ghannouchi pouvait aisément réaliser son rêve en se faisant élire par une ANC qui lui était majoritairement acquise. Mais il ne voulait pas d’une présidence provisoire. Alors il fit élire Moncef Marzouki à la présidence provisoire et se promit d’y accéder un peu plus tard.
Par malchance, l’ANC a choisi un régime où le président de la République est élu au suffrage universel, et, entre-temps, le contexte régional et international a changé profondément.
Alors pourquoi évoquer les élections en ce moment précis? Je crois que c’est pour baliser le terrain non seulement par rapport à ses éventuels rivaux mais aussi par rapport aux siens. La garde rapprochée de Ghannouchi le pousse à déclarer sa candidature mais il n’y a pas unanimité au sein des instances dirigeantes d’Ennahdha, et certains y sont foncièrement hostiles alors que d’autres se posent en rivaux.
Ne pensez-vous pas que les menaces à peine voilées du président d’Ennahdha à l’encontre du chef du gouvernement visent à le dissuader de mettre au pas ses disciples dans la campagne de lutte contre la corruption?
Tout à fait, et son message s’adresse aussi à Chawki Tabib.
Rached Ghannouchi s’adressait-il à ses bases pour les rassurer quant à sa forte présence sur le terrain politique et socio-économique? Ou voulait-il dire à ses alliés opportunistes que malgré le changement des donnes à l’international, il reste aussi fort en Tunisie?
A l’international, Ghannouchi est très fragilisé par la situation du Qatar mais aussi par celle de la Turquie, ses deux principaux soutiens étrangers. Il a subi aussi un échec total dans le dossier syrien avec la victoire quasi certaine de l’Etat syrien. Il essaie de compenser cela par certains gestes symboliques comme le Doctorat Honoris Cosa d’une université malaisienne. Et en Tunisie par une présence dans les médias même s’il n’a rien à dire et encore moins à proposer.
Pensez-vous que l’apparition de Rached Ghannouchi sans aucune raison est une manœuvre de diversion?
Rached Ghannouchi ne vit que par les médias. Ce fut le cas durant ses vingt années d’exil et c’est encore plus vrai depuis qu’il dirige (derrière le rideau) la Tunisie. Serait-elle une réaction de panique? Est-ce une erreur de la part du chef d’Ennahdha ou tout au contraire une manière de conforter sa place en Tunisie dans un contexte international délicat? Je regrette que les intervieweurs n’aient pas eu la «curiosité» d’aller au fond des choses et de demander à Ghannouchi pourquoi il défendait le Qatar alors que ce pays était accusé de soutenir le terrorisme.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali