Stambeli : Un patrimoine immatériel en voie de disparition

Il est couramment connu que le “stambeli” est un genre musical réservé à l’animation folklorique dans les rues lors des manifestations artistiques. Cependant, cette musique demeure en soi une histoire assez singulière: les rythmes, les sonorités et les rimes sont les seules à dégager musicalement toutes les souffrances et les douleurs des êtres humains qui furent longtemps, pris au piège de la couleur, victimes des chaines et des anneaux de fer dont le son du tapage fut à l’origine de la naissance du Stambeli.

Dans son témoignage, Cheikh Chedli Bidali appelé Yenna (chef du groupe) raconte certains détails sur la naissance du stambeli et ses origines en Tunisie. Selon lui, les avis divergent: certains estiment qu’il se réfère à l’Agha Stambali, d’autres chercheurs dans le patrimoine musical avancent qu’il remonte à l’Afrique et à la traite des esclaves.

Les origines du Stambeli

Comme preuve sur ses propos, Cheikh Bidali mentionne la présence d’autres genres musicaux semblables comme “Eddiwan” en Algérie et “el gnawa” au Maroc.

Fils du défunt Hamadi Bidali décédé depuis quelques semaines, Cheikh Chedli précise que la moitié du 19ème siècle a constitué un tournant décisif dans la vie des Africains venant en Tunisie dès lors où l’abolition de l’esclavage dans le pays sous le règne de Ahmed Bey, a marqué le début de leur installation en Tunisie d’où d’ailleurs l’essor de la musique stambeli qui a pris des formes spirituelles et des rituels soufis par la suite.

De là, est née une fusion entre les rythmes africains avec l’identité tunisienne et une harmonie musicale singulière et bien spécifique qui demeure par la suite la caractéristique des festivités de la population – cérémonies de mariage, circoncision, traditions de joie comme ezzarda- et bien d’autres.

Le nom de “Yenna” transmis par les générations selon ses propos à l’agence tap, atteste que la musique stambeli repose sur l’héritage à l’image de la succession de la monarchie.

“Pour que la famille demeure à la tête du groupe, le père a le devoir d’initier son fils dès son jeune âge à l’instrument “gumbri” (luth à trois cordes) et de l’accompagner dans les fêtes et cérémonies pour lui inculquer les traditions d’un futur “Yenna”, précise-t-il.

“Gumbri”, “la tabla” et “les shquashiq” sont les instruments les plus utilisés pour les spectacles de Stambeli, et chaque instrument a sa propre connotation.

Outre l’instrument à cordes traditionnel “gumbri” utilisé par “Yenna”, les deux autres instruments ont une symbolique particulière: les Shquashiq (crotales en fer) et la tabla (tambour à deux faces) rappellent à travers leurs sonorités le son des chaînes et la résonance provoquée par les anneaux en fer qui ont enchaîné les esclaves durant leurs voyages vers le nord de l’Afrique.

En ce qui concerne le chant, stambeli interprète des mots un peu étranges appelés “el ajmi” comme “Jawayi”, “gualadima” et “karoujia” pour faire de cette musique une sorte de thérapie spirituelle à la base dans la mesure où la cadence des rythmes incite le patient “possédé par les esprits” à la danse jusqu’à la transe: c’est à ce stade de vibration qu’intervient le rôle de “l’arifa” (guérisseuse) pour diagnostiquer l’état du malade.

Cela dit, Cheikh Bidali nie le fait que stambeli soit lié aux rituels de sorcellerie. Il s’agit, tient-il à signaler d’une musique traditionnelle qui marque dans son apparence, une ambiance de fête et de joie mais qui cache les souffrances des esclaves.

Cette tradition musicale spirituelle est basée sur l’inshad à travers les mélodies en arabe “nubas” qui comporte l’invocation du prophète et des Saints. A cet effet, Cheikh Bidali a donné l’exemple des nubas “Sidi Mansour”, “Sidi Saad”, “Sidi Abdelkader”, “Lella Malika” et bien d’autres.

En dépit de cet aspect folklorique collé au Stambeli, estime Bidali, l’apogée de cette musique était avec son entrée, vers les années 80, dans la programmation des grandes manifestations à caractère festif et religieux et même celles organisées dans les mausolées à l’instar de Sidi Saad Chouchane, Sidi Belhassan Chedli et Sidi Abdelkader”, a-t-il ajouté. C’est pourquoi, indique Bidali, il demeure important désormais de mettre en place un véritable projet pour la mise en valeur de ce patrimoine musical menacé de disparition.

Stambelina Dounga, stambeli de nos jours

De cet attachement à faire perpétuer ce genre musical est né d’ailleurs “Stambelina Dounga” ou “Lasmar tounsi”, un spectacle musical, de plus de deux heures, revisité par le metteur en scène Mohamed Mounir Argui avec le maître du Stambeli Chedli Bidali.

Ensemble, ils ont essayé de réunir tous les éléments d’une comédie musicale à caractère festif et spirituel, en mettant en scène les traditions et rituels qui accompagnaient ce patrimoine surtout lors des fêtes dans les mausolées.

Partant de sa connaissance des différentes recherches et études réalisées sur la musique Stambeli, l’homme de théatre Argui insiste sur “l’aspect festif de ce patrimoine musical auquel les Tunisiens portent un intérêt particulier, au même titre que le chant populaire livré par des instruments comme el-mezwed, ezzokra, el-guasba, el-bandir et la tabla”.

Il définit Stambeli comme étant la réincarnation “de la douleur des esclaves avec des compositions racontant leurs souffrances dans un style à caractère festif”, comme la musique Gnaoua au Maroc, Eddiwan en Algérie, le Blues et le Jazz aux Etats-Unis d’Amérique (USA), le Reggae aux îles Caraïbes et le Tango en Argentine.

Les sonorités Stambeli du spectacle “Lasmar Tounsi” ou bien même les spectacles folkloriques dans les rues, sont accompagnées de danses africaines d’un homme en chemisier coloré de coquillages et de squelettes d’animaux sauvages, mettant sur sa tête ce qui ressemblerait à un crâne d’oiseau.

Un déguisement d’une grande symbolique puisque les coquillages font référence à l’univers marin et les difficultés du voyage des esclaves noirs à destination du continent américain alors que les ossements représentent le Sahara, cette terre aride et sèche.

C’est bel et bien l’image de “Bou Saadiya” dont le nom en Tunisie est lié à la musique Stambeli. Déguisé et fredonnant des mots incompréhensibles, il est l’incarnation d’un Roi africain venu à la recherche de sa fille enlevée et ramenée au Souk Nakkhassine (à la vieille médina) pour qu’elle soit vendue.

La chanteuse et danseuse Jamila Kamara, l’une des chorégraphes du spectacle “Lasmar Tounsi”, considère que “les expressions corporelles sont les caractéristiques de la danse et du bonheur chez les noirs africains qui veulent mettre en valeur ce patrimoine partant de leur conviction qu’il leur apportera la bonne chance pour oublier les souffrances de l’esclavage”.

Les chorégraphies de ce spectacle mettent en scène des traditions et rituels pratiqués par les noirs à l’instar de “al-arifa”, qui est un maillon essentiel du processus de guérison.

En ce qui concerne le côté vestimentaire et les couleurs, les chorégraphies du spectacle ressembleraient beaucoup aux danses des noirs comme celles interprétées par Chokri Jendoubi dans “Sayed”, “Galdima” et “Hawabi” et la très remarquable danse de “Bousaadya”.

A travers le monde entier, c’est de l’Afrique que provient l’origine de genres musicaux aussi variés que célèbres, à l’instar du Jazz, Reggae et Blues, a insisté Bidali, considérant cependant que la musique Stambeli n’a pu bénéficier du même intérêt porté à certains autres genres tels que Gnaoua et Ed-diwan qui sont restés très présents dans les célébrations locales en Algérie et au Maroc.

Dans un pays où se fusionnent plusieurs genres musicaux, Bidali pense qu’au même titre que le Malouf (musique d’origine andalouse et turque) et les autres genres de musique populaire et traditionnelle tunisienne, le Stambeli est un patrimoine immatériel qui mérite d’être revalorisé de la part de l’Etat et la société civile active et d’être classé sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.