En Tunisie, les médias sont-ils les mêmes que sous Ben Ali ?

Ces nominations ont suscité, et à juste titre, une certaine émotion au sein de la société civile, sans pour autant que le gouvernement ne revienne en arrière. On peut les analyser ainsi : Ennahdha a développé des stratégies pour percer dans les médias électroniques, sur Facebook, mais demeure minoritaire au sein des médias dominants. L’idée pour ce mouvement, c’est sans doute de coopter des “compétences”, un historique, pour acquérir une connaissance de la machine médiatique et se l’inféoder peu à peu.

Reste un constat simple : en janvier 2011, beaucoup de Tunisiens avaient également l’espoir que le nouveau gouvernement initie un processus de vérité par rapport à ce qu’il s’était passé dans les médias au cours des 23 années de règne de Ben Ali, et aspirent à disposer d’un information libre, crédible et indépendante. Aujourd’hui, ce n’est pas du tout le cas. La liste noire des journalistes qui ont collaboré de manière intensive avec l’ancien régime – liste souhaitée depuis un an par le syndicat des journalistes, qui n’a pour l’heure pas été capable de la dresser, mais est-ce vraiment son rôle – se fait toujours attendre. C’est pourtant le gouvernement qui détient les clés des archives, des malversations, des salaires fictifs, les rapports de police faits par les journalistes (c’était une pratique courante sous Ben Ali), etc. Ces preuves-là, c’est l’État qui peut les avoir, et l’État est aujourd’hui dirigé par le gouvernement de coalition d’Ennahdha et de ses alliés.

Le paradoxe est que les responsables d’Ennahdha, de manière unanime, taxent systématiquement les journalistes de partialité, jusqu’à prétendre à l’existence d’un complot médiatique contre le gouvernement. Par ricochet, cela présente les anciens journalistes de Ben Ali comme victimes. L’effet est désastreux.

N’est-ce pas aussi le signe qu’Ennahdha reste un mouvement en construction, qui maîtrise très mal la communication ?

Ils ne saisissent pas bien les dynamiques de la société tunisienne, et confondent communication partisane (destinée à ses partisans) et le fait de s’adresser aux Tunisiens. Le gouvernement continue de développer exclusivement ce que l’on appelle un discours de conviction, très faible en argumentation. Un discours de mobilisation des troupes, qui donne des effets totalement contraires chez ceux qui ne sont pas adeptes du mouvement. Ce fut notamment, fin 2011, la première glissade du futur premier ministre Hamadi Jebali, lorsqu’il déclara que la victoire d’Ennahdha aux élections était annonciatrice du 6e califat. Cela pourrait peut-être marcher auprès de ses militants, mais en dehors de ce cercle, cela suscite des craintes sur les convictions démocratiques et la culture politique d’un dirigeant qui n’est plus chef de parti, mais déjà à l’époque candidat au poste de premier ministre. Et les exemples de ce type sont nombreux.

Mi-mars, Ameur Larayedh, qui dirige le bureau politique d’Ennahdha, a évoqué la possibilité de privatiser les médias publics. Qu’en pensez-vous ?

Une précision, tout d’abord : tout le monde en Tunisie parle de médias publics, et donc de service public. Mais pour que l’on puisse définir un média comme étant un service public, il y a des conditions, des standards internationaux auxquels ni les médias de Ben Ali ni les médias actuels ne répondent. Ce sont simplement des médias d’État. Exemple : pour être qualifié de service public, il faut répondre à certains principes de gouvernance, et que dans les conseils d’administration de ces médias publics, figurent des représentants de la société civile. Cela n’a jamais été le cas. Et les décisions qui sont prises au sujet des médias publics le sont aujourd’hui dans les cabinets ministériels.

Quand un représentant d’Ennahdha évoque la possibilité de privatiser ces médias, nous sommes devant deux interprétations possibles : est-ce de l’incompétence totale, l’ignorance de la nécessitée absolue que constitue l’existence de médias publics dans une démocratie, car c’est une garantie de qualité d’information face aux pressions de l’argent ? Ou bien l’on considère qu’Ennahdha est logique avec elle-même, avec son programme économique ultralibéral, et considère les médias publics comme des dépenses inutiles ? L’avenir nous le dira.