Sur fond de marasme économique et de menaces sécuritaires et alors que le pays a fait face au mois de janvier à une crise sociale sans précédent depuis 2011, des voix se sont élevées récemment pour mettre en garde contre une crise de régime, envisageant une révision de la Constitution visant à renforcer l’Exécutif et mettre au clair le partage des responsabilités en son sein.
Iyadh Ben Achour donne le ton
Dans une interview accordée en janvier au journaliste Baudoin Loos du quotidien belge “Le Soir”, le juriste Iyadh Ben Achour, ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution qui a présidé, en 2011, le processus menant à l’élection d’une assemblée constituante (ANC),a donné le ton.
“La Constitution hésite entre un régime présidentiel et un régime parlementaire et l’on risque d’avoir un Exécutif divisé entre un président et un Premier ministre qui se déchireraient”, a prédit Ben Achour.
“On s’est tellement battu pour inscrire les libertés, l’égalité des sexes, qu’on a négligé un aspect majeur, renégocié le dernier mois en vitesse: le mécanisme de fonctionnement des institutions et l’équilibre des pouvoirs”, a- t-il regretté, prévenant qu’on “s’apercevra un jour ou l’autre que la Tunisie est ingouvernable”.
“Je crois qu’on devra y remédier et réviser ce texte pour ces chapitres qui manquent de clarté”, a estimé cet éminent juriste.
Alors que des observateurs ont depuis longtemps mis en garde contre une ambivalence du régime politique, plusieurs médias ont stigmatisé ces derniers temps une inertie des pouvoirs publics.
Zitoune compare le régime actuel à la quatrième République française
Dans une tribune publiée, vendredi, dans le quotidien arabophone Echourouk, Lotfi Zitoune, membre du Conseil de la Choura du mouvement Ennahdha, désormais premier parti au parlement après les récentes scissions au sein du groupe de Nidaa Tounes, s’est clairement aligné sur cette perspective.
“L’idée que le régime politique en Tunisie est parlementaire est fausse” a-t-il écrit, tout en notant que l’idée que l’institution présidentielle est le cœur du régime ne correspond ni à la réalité ni à Constitution.
Une analyse qui ressemble étrangement à une lecture des institutions avancée à maintes reprises par le président Caid Essebsi.
“La dynamique des élites politiques (après janvier 2011) a produit un régime hybride qui n’est ni présidentiel, ni parlementaire et que certains ont appelé régime d’assemblée”, a étayé Zitoune, dont le parti était fervent tenant d’un régime parlementaire pur et dur avant d’accepter la structure actuelle des institutions.
“Nous n’étions pas contre le régime présidentiel mais plutôt contre un régime présidentialiste”, a soutenu vendredi soir Zitoune lors d’une interview à la chaîne Nessma TV, en référence au régime de la première République (1957-2011), tout en comparant le régime en vigueur à celui de la Quatrième République française (1944-1958).
Marquée par une instabilité gouvernementale chronique et fragilisée par un parlement soumis au jeu des combinaisons partisanes, la Quatrième république n’a pas résisté, en 1958, au déclenchement de la révolution algérienne et à une grave détérioration des finances publiques. Elle s’est achevée par le retour de De Gaulles, qui a obtenu d’avoir les pleins pouvoirs pour six mois.
Un scénario qui inspire Zitoune, qui a estimé que “De Gaulles avait raison de demander les pleins pouvoirs”, proposant que l’Assemblée délègue à l’Exécutif la compétence d’adopter des décrets-lois à caractère économique.
Selon l’art. 70 de la Constitution, « l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) peut avec l’accord des trois cinquièmes de ses membres, déléguer par une loi, pour une période limitée ne dépassant pas deux mois, et pour un objet déterminé, le pouvoir de promulguer des décrets-loi intervenant dans le domaine de la loi au chef du gouvernement ».
Une telle délégation de pouvoir, a justifié Zitoune, palliera à la lenteur de la mise en oeuvre de réformes économiques et l’application de la Constitution.
Une lenteur avouée par le président Caid Essebsi lui- même, qui l’impute néanmoins à des divergences de vues entre les commissions parlementaires et l’instance de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois.
“Cette réflexion n’est que personnelle”, a clamé Zitoune, par ailleurs directeur du cabinet du président du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, dans l’interview télévisée, indiquant qu’il ne s’agit là que d’une mesure urgente dans l’attente d’une réforme plus globale du régime politique.
Que dit la Constitution?
Selon l’art. 143 de la Constitution, une proposition de révision de la Constitution peut être initiée par le président ou par le tiers des membres de l’ARP.
Pour être recevable, toute initiative de révision de la Loi fondamentale doit être assortie de l’avis de la Cour constitutionnelle, aujourd’hui en attente de création, dans le but de vérifier qu’elle ne porte pas sur des matières intangibles de la Constitution.
L’art. premier de la Constitution (La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe est sa langue et la République son régime) n’est pas pas amendable. Il en est de même du deuxième article (La Tunisie est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit).
Par ailleurs, l’art. 49 de la Constitution dispose “qu’aucun amendement ne peut porter atteinte aux droits de l’homme et aux libertés garanties par la présente constitution”. Aussi, l’art.75 dispose “qu’aucun amendement ne peut augmenter en nombre ou en durée les mandats présidentiels”
Une fois validée par la Cour constitutionnelle, l’ARP doit approuver à la majorité absolue le principe de révision, et la proposition de révision doit être adoptée à la majorité des deux tiers des membres de l’ARP.
“Alliance contre-nature” Vs. “Course aux postes”
Si les observateurs sont unanimes à croire que la crise politique interne de Nidaa Tounes, qui a vu récemment partir plusieurs de ses cadres et députés, a pesé de tout son poids sur la vie politique et le fonctionnement des institutions, il y a divergence sur les raisons de fond.
De l’avis d’observateurs, cette crise tient à une alliance “contre-nature” qui s’avère “contraire aux engagements électoraux” entre Nidaa Tounes et Ennahdha, alors que Caïd Essebsi l’impute à une course aux postes et au contrôle du parti.
Fragilisant le gouvernement, mis en première ligne face à la contestation sociale, la crise du mois de janvier a poussé le président à écarter publiquement des bruits sur un éventuel départ du chef de gouvernement.
“D’ailleurs, cela ne relève pas de mes prérogatives”, a fait remarquer Caïd Essebsi.