Des femmes très actives et très présentes sur terrain, déterminées et même déterminantes dans la réussite du processus démocratique et dans le développement socioéconomique de la Tunisie, mais invisibles aux premières loges des partis politiques, à quelques exceptions près, et pratiquement inexistantes dans les médias où la gent masculine occupe presque tout le terrain. Est-ce que ce que nous attendions du 14 janvier? Les droits des femmes sont-ils des acquis à consolider et à renforcer ou seraient-ils plus théoriques et folkloriques que réels ? Les femmes ont-elles occupé les places qu’elles méritent au devant des scènes politiques ou économiques, ou s’agissait-il de paroles et discours seulement?
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, les politiques d’autonomisation des femmes, malgré les efforts déployés par le ministère de la Femme, de l’Enfance et des Personnes âgées, sont des arbres qui cachent la forêt de larges réticences existant même au sein de la gent féminine et d’une misogynie que nous ne croyions pas aussi virulente provenant de tous les milieux socioprofessionnels et ironie du sort des prétendus démocrates progressistes.
Décryptage d’une situation qui soulève de nombreuses questions et beaucoup de problèmes avec Nihel Ben Amar, docteur en génie des procédés industriels et présidente de l’Association « La Tunisie vote ».
Nihel Ben Amar, vous êtes universitaire, très active dans le milieu associatif, impliquée dans la vie politique. Des milliers de femmes sont comme vous, elles sont compétentes, patriotes, battantes mais pratiquement absentes des scènes socioéconomique, politique et médiatique. Qu’est-ce qui bloque d’après vous ?
Nihel Ben Amar: La percée ou non de la femme dans les sphères politique et associative sont liées à des raisons ou causes différentes. Par contre, la visibilité est l’affaire des médias qui, souvent, ne relaient que les personnes déjà connues. J’ai déjà vu des journalistes venir interviewer un homme politique et, son absence constatée, refuser d’interviewer une femme du même parti ! Les femmes, on s’en rappelle le 13 Août et le 8 Mars à l’occasion des fêtes de la femme et on oublie d’équilibrer les plateaux TV le reste du temps. Pour les femmes acteurs de la société civile, il y a encore moins de place dans les médias, ou alors à des tranches horaires de faibles audiences.
La percée de la femme en politique n’est rendue possible que par appartenance à un clan, la citation : «Qui n’est pas avec moi est contre moi » est ce qui se pratique dans les partis excluant du schéma politique toutes celles qui ne s’y inscrivent pas. Dans le monde de travail bénévole qu’est l’associatif, les femmes trouvent leurs places sans difficultés. C’est d’ailleurs là qu’elles y sont nombreuses sans qu’on sache à combien leur nombre s’élève dans les bureaux et à la présidence des associations. C’est l’occasion pour moi de lancer un appel à Monsieur Kamel Jendoubi, le ministre délégué, chargé des Relations avec la Société civile et ses services pour développer une base de données des associations permettant d’avoir ces statistiques et de la visibilité dans ce secteur”.
Peu sont les femmes nommées aux postes décisionnels et même les partis qui se prétendent ouverts et démocrates ne les mettent pas en avant, on en fait au meilleur des cas des “suivantes ou suiveuses”, c’est selon et au pire des cas, on les utilise et on les renie après. C’est la faute aux femmes qui se laissent faire ? C’est la faute à une mentalité structurellement misogyne ?
Si on fait une rétrospective de la présence de la femme aux hauts postes politiques, nous voyons qu’elle a de tout temps été faible, accusant une régression après la révolution durant la seconde période de transition. En effet, il y avait 4 femmes dont deux ministres sur les 47 membres constituant le gouvernement.
Habib Bourguiba, lui-même le libérateur de la femme, créateur du CSP qui a donné à la femme des droits uniques dans les pays arabes et musulmans et bâtisseur de la Tunisie progressiste, n’a pas été un mentor de femmes politiques favorisant la participation masculine ! Pourtant des femmes militantes et compétentes ont de tous les temps existé et leur nombre s’est accru grâce aux réformes qu’il a engagées.
Limitant sa mission à l’éducation des femme et leurs percées sur le plan technique, aurait-il considéré la politique comme une affaire strictement masculine ? Les historiens pourraient peut-être nous éclairer sur cette question.
Comme formulé dans votre énoncé, l’esprit misogyne a été et est à des degrés différents une cause de l’exclusion ou tentative d’exclusion de la femme de la sphère politique. Mais aujourd’hui avec les avancées, encore sans égales dans le monde arabe et musulman, de la constitutionnalisation de l’égalité homme/femme, aujourd’hui la femme doit compter sur elle-même et ne doit plus attendre un bienfaiteur ou un mentor pour exister en politique et avoir des hautes responsabilités. N’oubliez pas la mobilisation des femmes le 13 août 2012 qui a rappelé aux constituants qu’elles sont égales aux hommes et non des complémentaires. Si elles se positionnent comme leaders, un leader mène, il n’est pas mené !
A compétences égales ou même assez souvent des cas où les femmes surpassent leurs collègues masculins, ce sont des derniers qui occupent les postes de décision. Est-ce pour des raisons culturelles ? Légales ? Ou parce que ce sont les femmes, elles-mêmes, qui se désisteraient pour des raisons familiales comme on se plait très souvent à nous le dire ?
L’absence des femme aux postes à responsabilités n’est certainement pas due à une carence en compétences féminines. Les bancs de nos universités et le pourcentage de diplomation de nos femmes le prouvent.
Si l’absence de la femme aux postes à responsabilités était réellement liée à la compétence, on aurait eu une bonne représentation de la femme au ministère de l’Enseignement supérieur, là où la compétence féminine est abondante et paritaire. Je rappelle que sur près de 23.000 enseignants statutaires et contractuels tous grades confondus, la moitié sont des femmes. Or dans le conseil des recteurs des universités qui en compte 13, il n’y a aucune femme. De même, au décanat et aux conseils scientifiques des institutions, la représentation du genre n’est pas équilibrée et au mieux le taux est autour de 20% pour les conseils, plus faible de moitié pour le décanat.
“Sur près de 23.000 enseignants statutaires et contractuels tous grades confondus, la moitié est composée des femmes. Or dans le conseil des recteurs des universités qui en compte 13, il n y a aucune femme”.
Les raisons de l’exclusion féminine, arguant le leurre de la compétence, sont tout autres.
Les femmes sont discriminées, elles le sont dans le privé par le simple fait du genre parce qu’elles risquent d’enfanter et ou par la spécificité du poste à pourvoir que les recruteurs ont décrété masculin. De nombreuses fois j’ai eu à lire “cherche ingénieur homme”,… et ça continue même sous l’égide d’une Constitution égalitaire.
Dans le public, la discrimination est autre. Elle n’est pas sur le recrutement mais plus sur la promotion et la nomination. Aussi compétente soit-elle, la femme ne passe pas et je dirai même à compétences supérieures, elle peut être écartée. Les réseaux de nomination et d’influence sont masculins, les réseaux féminins efficients n’existent pas et leurs embryons pas encore fonctionnels.
Dans les sphères politique et sociale, l’implication et la présence des femmes résultent d’un choix personnel. Les femmes décident de ne pas s’activer dans ces sphères par les contraintes qu’elles rencontrent et pour certaines par manque de fibre militante. Celles qui intègrent la vie politique ou publique assurent un activisme en fonction de leurs contraintes et si elles pouvaient trouver les conditions appropriées leur permettant de conduire un militantisme social ou politique sans sacrifier leurs familles maris et enfants, elles ne se désisteraient pas.
Mais quand les réunions, déplacements ou autres sont programmés de manière intentionnelle ou involontaire à des heures empiétant sur la vie de famille, c’est une barrière qui stoppe l’élan d’un grand nombre de femmes qui n’ont pas le soutien familial ou marital pour faire perdurer leurs militantismes. Les autres qui franchissent ce premier obstacle se déploient et représentent les faibles pourcentages qui apparaissent dans les études et les sondages.
Quels sont les principaux obstacles qui entravent l’évolution de carrière des femmes et comment les vaincre d’après vous ?
A mon avis, la femme pourrait entreprendre des activités et tâches autres que familiales; elle pourrait s’acquitter d’une activité professionnelle avec responsabilité, elle pourrait faire profiter la collectivité de ses compétences, et cela si le système de soutien aux familles est repensé. Il faudrait un système de ramassage scolaire qui décharge la mère de cette tâche, des gardes scolaires à proximité des lieux de travail et même dans le lieu du travail, des horaires de garde flexible pour permettre une réunion imprévue et tardive. L’implication plus conséquente du père est nécessaire parce que l’élévation des enfants et leur encadrement ne doivent pas être que l’affaire des femmes.
“Dans le monde de travail bénévole qu’est l’associatif, les femmes trouvent leurs places sans difficultés. C’est d’ailleurs là qu’elles y sont nombreuses sans qu’on sache à combien leur nombre s’élève dans les bureaux et à la présidence des associations”.
Par ailleurs, les femmes ne doivent pas se laisser faire et subir une discrimination. Elles doivent défendre leurs droits à l’évolution au même titre que leurs confrères même si cela doit passer par un recours à la justice administrative.
Quel rôle attribuez-vous à l’université pour faire bouger les choses dans le bon sens ? Quelle est la responsabilité des uns et des autres dans ce qui se passe aujourd’hui et qui pourrait arriver dans l’avenir ?
Notre société est masculine et très masculine, et de cela nous les femmes en sommes responsables par l’éducation que nous donnons à nos filles et à nos garçons. Si on attend l’université pour réagir, il est déjà trop tard car la fille a appris à s’effacer devant le garçon comme elle le faisait devant le frère. Et ça je le remarque chez mes étudiantes, mêmes celles qui sont meilleures que leurs confrères. C’est très tôt qu’il faut régir, c’est-à-dire au niveau de la famille et à l’école primaire et secondaire en apprenant à la fille à tenir la concurrence, à entreprendre et à s’affirmer.
Quelles sont vos ambitions pour les 5 années à venir ?
Je vais continuer à travailler pour asseoir la deuxième République tunisienne plurielle et démocratique. Par le passé, nous avons raté des occasions de l’établir. Je mets un point d’honneur à y réussir cette fois-ci. Je veux léguer à mes enfants une Tunisie dans laquelle ils pourraient exercer leurs citoyennetés ; moi j’en ai été spoliée pendant 30 ans.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
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Bio express :
Nihel Ben Amar est professeure des universités à l’Institut national des sciences appliquées et de technologie (INSAT).
Elle est titulaire d’un diplôme d’ingénieur en Génie Energétique, d’un doctorat en génie des procédés industriels et d’une habilitation universitaire en Génie Chimique. Elle a effectué ses travaux de doctorat en Génie des Procédés Industriels de l’Université de Technologie de Compiègne (France) au laboratoire du CNRS : Laboratoire d’Informatique pour la Mécanique et les Sciences de l’Ingénieur. Elle est membre de la Fédération européenne de Génie Chimique, section ingénierie des membranes. Elle a fait partie de plusieurs consortiums internationaux et de projets binationaux pour la recherche.
Elle est auteure de 35 publications dans des journaux et des congrès scientifiques internationaux.
Nihel Ben Amar est active dans la société civile. Elle est impliquée dans la défense des libertés académiques, des droits des femmes et participe à la construction de la Tunisie postrévolutionnaire. Elle est présidente de l’association Tunisie Vote qui travaille sur le processus électoral et soutien les partis politiques par la formation et la mise à disposition d’études et d’outils d’observation électorale.