Maintenant que les élections législatives ont livré leurs secrets, force est de constater que le paysage politique connaît de profonds bouleversements. Sans attendre la proclamation des résultats définitifs, la métamorphose est totale entre ce que sera l’Assemblée des représentants du peuple et la bientôt défunte Assemblée nationale constituante. Seulement trois années se sont écoulées depuis les élections du 23 octobre 2011.
Le vainqueur incontesté du premier scrutin législatif depuis la promulgation de la nouvelle Constitution, le Mouvement Nidaa Tounes en l’occurrence, n’était pas encore né. Il est crédité a priori de 85 sièges parlementaires, à 16 longueurs de son poursuivant direct, grand vainqueur, tout aussi incontesté, du scrutin d’il y a trois ans. Enorme retournement de situation, mais pas le seul.
Les deux autres partenaires du Mouvement Ennahdha au sein de la Troïka ont plongé dans les abysses du classement des partis qui, en termes de nombre de sièges, n’auront qu’une présence symbolique au parlement.
Le Congrès pour la République et le Forum démocratique pour travail et les libertés, plus connu sous l’appellation d’Ettakatol, avaient pourtant gouverné le pays avec et à l’ombre d’Ennahdha. Le premier avait à sa tête le président de la République sortant qui est encore président d’honneur.
Le secrétaire général de l’autre était devenu président de l’Assemblée nationale constituante. Ni l’un ni l’autre n’ont réussi à avoir les faveurs des électeurs…
A l’image de Nidaa Tounes mais dans une bien moindre mesure, d’autres jeunes formations ont connu une montée fulgurante. C’est le cas de l’inattendue Union patriotique libre (UPL) et d’Afek Tounes. Une coalition hétéroclite fédérant des formations de gauche et des partis de sensibilité nationaliste arabe s’est octroyée la quatrième place au classement, avec 15 sièges de députés élus. Tous les nombreux autres partis réunis ont dû se contenter de miettes, avec au total 24 sièges…
Parmi eux, figurent pourtant des partis “historiques” comme Al-Joumhouri, héritier du PDP, et Al-Massar, héritier d’Ettajdid, lui-même successeur du Parti communiste tunisien.
Il en va de même pour les rescapés du défunt RCD, définitivement balayés… La “carte” politique pour les cinq prochaines années laisse la porte ouverte à maints scénarios possibles.
Quelles formations seront au pouvoir et quelles autres dans l’opposition? En l’état actuel des choses, nul ne peut se hasarder à avancer un pronostic. Le parti arrivé en tête en nombre de sièges ne semble pas avoir beaucoup de choix pour rassembler une majorité suffisamment viable et stable pour gouverner. Il lui manque a priori 24 sièges pour avoir une majorité simple de 109 députés.
Les trouvera-t-il chez les islamistes modérés d’Ennahdha à laquelle tout oppose ou dans conglomérat incertain et surtout éparpillé? Toujours est-il que le jeu des alliances et autres tractations se devine déjà dans les coulisses et par médias interposés, à coups de déclarations et de contre-déclarations… Pour le journaliste et chroniqueur Sofiène Ben Hamida, les électeurs ont voté non pas sur la base de programmes et de tendances mais de projet de société, d’où la confirmation, par les urnes, de la bipolarisation de la vie politique Nidaa- Ennahdha.
Il explique le naufrage des partis Ettakatol, le CPR et des dérivés ou ersatz de ce dernier par “leur alliance contre- nature avec Ennahdha” et l’effondrement de formations historiques par “leur incapacité à passer du statut de partis d’opposition et celui de partis de gouvernement”.
Quant à l’irruption sensationnelle de nouveaux courants comme l’UPL et Afek Tounes par “l’utilisation de l’argent politique” dans le cas des uns, et par la volonté des Tunisiens de “voir de nouvelles têtes dans la classe politique”, dans le cas d’autres.
Concernant l’évanouissement des ultimes illusions de retour au pouvoir des anciens caciques du RCD dissous, le constat prouven selon lui, qu’il ne reste plus guère de ce parti que quelques vestiges sans assise populaire aucune hormis le parti “Al-Moubadara”, “parce que, probablement, il a eu le courage de demander le pardon du peuple tunisien tout de suite après la révolution” et qui n’a récolté que quatre sièges des dernières élections.
Côté alliances probables pour former le prochain gouvernement, cet analyste estime qu’en cas d’alliance Nidaa Tounes-Ennahdha, estime-t-il, ce serait une alliance contre- nature et qui, de surcroît, ne satisferait ni les partisans du Nidaa ni les bases d’Ennahdha.
C’est pourquoi il privilégie quelque peu la configuration selon laquelle le prochain gouvernement comprendrait des figures de proue de Nidaa Tounès, auxquelles s’ajouteraient des ministres aguerris, susceptibles d’emporter l’assentiment des autres partis. L’universitaire et sociologue Mouldi Lahmar fait la même analyse des causes de l’effondrement de certains partis qui ont beaucoup perdu de leur audience populaire et qui ont été supplantés par de toutes nouvelles formations, crédidées de deux des trois premières places au classement par le nombre de sièges remportés.
Selon lui, le principal enseignement du scrutin du 26 octobre est d’avoir prouvé le puissant attachement des Tunisiens au modèle de société ouverte et tolérant, aux libertés individuelles et à la séparation entre la religion et la politique. Pour autant, ajoute-t-il, les vainqueurs des élections trouveront le plus grand mal à traduire les choix annoncés en politiques concrètes parce que les partis susceptibles de jouer les premiers rôles ont maintenant la certitude que les alliances ont toujours un prix électoral élevé, à terme.
Ces partis ne veulent surtout pas connaître le même sort peu enviable que le CPR ou Ettakatol… Toujours concernant les alliances envisageables, le sociologue Mohamed Jouili pense que le parti vainqueur ne trouvera pas avec qui s’allier ce qui, selon lui, compliquera sa tâche et réduira ses possibilités de choix parce qu’il ne pourra pas gouverner seul.
Pour ce qui est des performances d’Ennahdha, il pense que ce mouvement restera une force incontournable dans la vie politique tunisienne bien qu’ayant manifestement perdu une partie de son électorat.