Dès son arrivée au pouvoir, fin février, le nouveau premier ministre tunisien, M. Béji Caïd Essebsi, a fait annoncer la suppression de la police politique et de la Direction de la sûreté de l’Etat (DSE), héritière du « poste » de la Direction de la sécurité du territoire (DST) crée par les autorités françaises à la veille de la seconde guerre mondiale.
La mesure a été bien accueillie, même si une polémique a rapidement été engagée sur les effectifs réels de la « police politique », le ministre de l’intérieur, M. Farhat Rejhi, un pénaliste de 59 ans sans expérience politique, remercié depuis, la réduisant dans une interview à Al-Jazira à « 200 individus » tandis que le directeur des Forces spéciales, M. Nabil Abid, sans doute plus près de la vérité, évoquait le chiffre de « deux mille policiers ».
En réalité, pendant 23 ans, la Tunisie a vécu sous un système policier dont la « police politique » n’était qu’un des rouages. A sa tête se trouvait Zine El-Abidine Ben Ali en personne. Le dictateur a fait toute sa carrière dans les services de sécurité, d’abord dans l’armée comme directeur de la sécurité militaire pendant plus de dix ans, ensuite à la tête de la sûreté nationale à deux reprises, enfin comme secrétaire d’Etat puis comme ministre de l’intérieur, poste qu’il occupait un mois encore avant le coup d’Etat du 7 novembre 1987. « Il se consacre exclusivement aux questions de sécurité, il a le contact direct avec les commissaires de police et les officiers de la garde nationale », constatait en octobre 2007 un ancien ministre. A ses côtés, le général Ali Seriati, responsable de la garde présidentielle, une brigade d’environ deux mille à trois mille hommes venus de l’armée, de la garde nationale et de la police, le secondait et répondait de l’application sur le terrain des décisions prises au sommet. Le ministre de l’intérieur était, en réalité, dessaisi de ses pouvoirs de police au profit de la présidence, « le gouvernement de Carthage ».
Le parti du président, le RCD, transformé en annexe de la police, était chargé de faire remonter les informations recueillies par ses militants et ses milliers de comités de quartiers sur les partisans de l’opposition déjà repérés, dont on suivait les faits et gestes en temps réel, ou presque, et de repérer toute « anomalie » susceptible de se produire dans le voisinage. Le « militant-indic » avait un numéro de téléphone à contacter au cas où. En échange, il bénéficiait de l’appui du parti dans ses entreprises et/ou d’une rétribution en nature ou en espèces. Sur les deux millions de membres du RCD, seule évidemment une minorité a participé à ce gigantesque système d’espionnage qui s’inspirait sans doute de ce que Ben Ali avait pu voir dans la Pologne communiste des années 1980, du temps où il y était ambassadeur. Mais, à la différence de ce qui s’est passé en Europe de l’est, il est peu probable qu’on retrouve des dépôts d’archives importants, les procédures ayant été le plus souvent orales.
S’ajoutaient à l’innombrable armée des « indics », un appareil sophistiqué d’interception du courrier et de contrôle du téléphone et d’Internet. Les écoutes et l’installation de micros ont été généralisés et, par exemple, une importante personnalité en proie à l’hostilité de la « famille » BAT (Ben Ali & Trabelsi) ne parlait chez elle qu’une fois la radio allumée et les fenêtres ouvertes. Cette psychose répondait aux attentes du dictateur en restreignant les conversations et en traquant la liberté d’expression jusque dans les maisons particulières. Le procès fait en 2000 à des lycéens accusés d’avoir accédé sur Internet à des sites interdits montre l’efficacité de ces procédés. Eric Rouleau, qui fut ambassadeur de France à Tunis, raconte dans le Monde diplomatique de février 2011 que Ben Ali, alors ministre de l’intérieur, lui avait lu « presque mot pour mot, des télégrammes confidentiels adressés au Quai d’Orsay… » Le contrôle devait être encore renforcé cette année et la Loi de finances 2011, adoptée en décembre dernier, prévoyait d’acquérir à l’étranger une installation d’une valeur de 126 millions de dinars tunisiens (65 millions d’euros). Le projet était financé par un prêt étranger et le fournisseur n’était pas nommé.
A l’extérieur de la Tunisie, le système se prolongeait via les consulats où les commissaires de police ont peu à peu remplacé les diplomates pour mieux surveiller les communautés tunisiennes implantées à l’étranger. En France, la Tunisie entretient neuf consulats dont le responsable est souvent un commissaire de police. A Strasbourg, en 2000, un diplomate tunisien en poste, Khaled Ben Said, est accusé par une tunisienne de lui avoir fait subir pendant deux jours au commissariat de Jendouba des actes de torture et d’humiliation (suspension à une barre de fer posée entre deux tables et coups de bâtons, violences sur les parties génitales, insultes…) pour l’amener à espionner pour le compte de la DSE plusieurs militants — dont son époux, réfugié politique en France depuis mai 1996 — suspectés d’appartenir à un mouvement islamiste. Courant avril 2001, elle apprend que son tortionnaire est vice-consul au consulat de Tunisie à Strasbourg. Le 9 mai, une plainte est déposée au parquet de Paris qui se dessaisit en juin au profit de celui de Strasbourg. M. Ben Said prend la fuite…
Les ambassadeurs eux-mêmes n’échappaient pas à la surveillance et l’on raconte que l’un d’entre eux, en poste à Paris, découvrant un matin un des policiers de l’ambassade qui visitait son ordinateur personnel, s’en émut et téléphona sur-le-champ à Ben Ali, qui le prit fort mal : « Comment ? Tu oses me déranger pour ça ! » Le mois suivant, le diplomate était rappelé à Tunis. Des ministres étaient également écoutés si leur loyauté à l’égard du dictateur était mise en cause.
Informés par téléphone ou par les résultats des écoutes et de la violation des correspondances des faits et gestes des « cibles », la présidence décidait de la riposte à Tunis et dans les affaires significatives ; dans le reste du pays, les gouverneurs étaient en charge des affaires de police. L’éventail des représailles était large. Elle pouvait faire intervenir des gros bras du RCD, les milices du parti, une institution aussi vieille que lui, pour casser la gueule à l’opposant, le menacer par téléphone, inquiéter sa famille par des intimidations en pleine rue, le priver de ses papiers (passeport), envoyer les agents du fisc éplucher ses comptes et lui infliger des amendes ruineuses ou l’empêcher d’exercer sa profession. Par exemple, deux policiers en tenue s’installaient à demeure devant la porte du cabinet des avocats trop remuants. Un stratagème imparable pour faire fuir la clientèle et les ruiner.
La répression ne s’arrêtait pas là. Toute une procédure était suivie pour interpeller les opposants. L’un d’eux raconte : « Je circulais en automobile en ville, une autre voiture m’a coincé contre le trottoir, avant que je réagisse un homme est monté dans mon véhicule avec un pistolet au poing et m’a intimé l’ordre de suivre la voiture qui était devant moi. Nous sommes arrivés dans la cour d’un immeuble, le premier policier m’a confié à un second qui a commencé à m’interroger. Puis un troisième m’a emmené voir des gens se faire torturer. Enfin, un quatrième m’a poussé vers la salle de torture… »
Qui torturait ? De petites équipes venant indifféremment de la garde présidentielle, de la DSE, des renseignements généraux ou de la garde nationale. Tous les policiers appartenant à ces trois corps n’étaient pas des tortionnaires, mais chacun jouait sa partie dans un système où la torture avait sa place, toute sa place. L’objectif recherché, qui était de faire régner la peur, et donc de faire taire la contestation, a été largement atteint. En revanche, la qualité de l’information recueillie par l’appareil policier était, semble-t-il, très médiocre et tournait surtout autour de questions d’argent et de sexe. Son traitement était encore plus mauvais et les mauvaises surprises n’ont pas manqué, que ce soit à Djerba en 2002 ou à Soliman en 2006. La coopération avec les services antiterroristes occidentaux, notamment américains, et arabes a quelque peu compensé les faiblesses techniques des Tunisiens. Ce sont, par exemple, les « Moukhabarte » égyptiens du général Omar Souleyman qui ont averti Tunis en décembre 2006 du regroupement de djihadistes islamiques à Grombaldia. Aux polices européennes, les autorités tunisiennes offrent de faciliter le recrutement d’agents pour officiellement infiltrer les groupes tentés par le terrorisme, en réalité souvent pour pénétrer les organisations d’opposants sous prétexte de terrorisme…
Après le 14 janvier 2011 et l’effondrement du despotisme mafieux de Ben Ali, la gestion des affaires de police a été chaotique. Le premier titulaire du portefeuille de l’intérieur l’a occupé deux semaines et n’a rien fait. La liquidation de la garde présidentielle et l’arrestation de son chef ont été assurées par l’armée. Son successeur est un magistrat sans grande expérience des questions de sécurité qui, quatre jours après sa nomination, a failli être enlevé dans son bureau par des policiers en colère. Secouru par les militaires, il a immédiatement limogé près de quarante responsables des services de police relevant du ministère de l’intérieur et promis des réformes. Prise dans la précipitation, la mesure a déstabilisé un peu plus encore les forces de police et aggravé l’insécurité pendant les premières semaines de février. En particulier, la nomination d’un militaire, le général Ahmed Chebir, jusque-là chef du renseignement militaire, à la tête de la sûreté nationale s’est mal passée. Le ministre et le général se sont opposés, le premier intervenant à tout bout de champ dans ce qui relevait des compétences du second. L’atmosphère dans la salle d’opération du maintien de l’ordre au ministère de l’intérieur a vite tourné à l’orage. Le 1er mars, le ministre a limogé le général et nommé un ancien directeur de la sûreté du temps de Ben Ali, M. Abdessatar Bennour, un magistrat comme lui, sans informer le nouveau premier ministre. L’erreur était politique et quelques jours plus tard, M. Nabil Abid était chargé par intérim de la direction de la sûreté. De même, le renvoi d’une dizaine de commissaires de district en charge des plus grandes villes a sans douté été insuffisamment sélectif…
Trois directeurs en à peine un mois, c’est évidemment beaucoup et l’amateurisme du ministre a, à l’évidence, compliqué une situation qui l’était déjà beaucoup.
Finalement, le 28 mars, le premier ministre a nommé un « professionnel », M. Habib Essid, le quatrième titulaire du portefeuille en un trimestre. Le choix a été critiqué par ceux qui entendent exclure de la vie publique ceux qui ont occupé une charge sous Ben Ali. M. Essid, qui a été chef de cabinet du ministre de l’intérieur dans les années 2000, devra relever un défi d’importance. Selon un sondage GMS du 30 mars 2011, 70 % des tunisiens mettent la sécurité au premier rang de leurs préoccupations devant l’emploi (50 %) et la démocratie (40 %).
Jean-Pierre Séréni
Source: Le Monde Diplomatique