C’est le portail de la ville européenne. La marque de fabrique de l’architecture coloniale. Baptisée avenue Jules Ferry au temps du colonat, la principale artère de la capitale a pris le nom du combattant suprême après le départ des Français.
Chargée d’histoires tragiques, de souvenirs, de fantasmes, de références, de passions et de tensions en relation avec les événements sanglants d’avril 1938, de janvier 1978 et 1984, l’Avenue Habib Bourguiba continue, même après la révolution du 14 janvier 2011, censée ressouder les Tunisiens autour d’un nouveau contrat social, d’être au cœur de la bataille politique. De l’Agora. Des frictions des uns et des autres. Des emprises idéologiques. Des stratégies partisanes.
Eh oui, La porte est neuve, disent les Arabes, mais les gonds sont vieux!
Cela dit, affirme un vieil habitué des salons politiques tunisois, en dépit de toutes les interdictions, des tabous, des craintes des débordements et des appréhensions de certains commerçants, cette avenue, bordée de bâtiments publics, de sociétés de service et de lieux de loisirs, de tout temps appréciés des familles tunisiennes, demeurera l’endroit prisé des batailles résurrectionnelles, l’aimant de toutes les velléités protestataires, le confluent de tous les militantismes et le rendez-vous idéal des rebellions, des démonstrations de force et des passions collectives.
Mais comment expliquer cet engouement, cette attirance, cet attachement viscéral des manifestants pour cette avenue jalousée, quadrillée, enserrée, gardée et choyée de la part des pouvoirs publics? Du temps du protectorat, à l’indépendance jusqu’à la Troïka, issue des urnes du 23 octobre 2011?
C’est là la parabole d’un savoir-faire typiquement tunisien. Le génie d’un peuple aux prises avec son destin. Qu’il vienne d’Outre-mer dans des habits protecteurs ou enfants du pays agissant sous le nom du Destour, du RCD et actuellement de la Troïka.
Apparemment, l’âme rebelle de l’artère principale de la capitale refuse l’usure et les avanies du traitement des affaires courantes de la cité. L’embrigadement des nouveaux maîtres. Le retour aux comportements moutonniers d’antan. Elle veut encore se laisser porter par les événements. Les ambitions prométhéennes. Les remous de l’opinion. Les palpitations des rapports de force. Les murmures des antichambres des pouvoirs. Les destins qui se préparent.
Au centre-ville, les hommes sont les hommes… On se brouille. On se réconcilie. On minaude. On se jalouse. On se flatte. On tripote. On intrigue. On consomme. On calomnie. C’est dans la logique des choses. On dupe admirablement. Mais on fera toujours fond sur le pouvoir. L’argent. Le travail. Et la politique. Telle est la réalité. Avec des mots. De simples outils. Tantôt armes, tantôt boucliers.
En fait, l’avenue Habib Bourguiba, chevaucheur de mythes, grand fabriquant des grenades intellectuelles tout au long de son histoire, entend encore se situer au cœur des convoitises, des désirs, des attraits et des polémiques des élites tunisiennes. Fidèle au sang versé sur son pavé. Depuis des décennies.
A l’image de la Femme fatale, insaisissable et retords, ce grand boulevard, haut lieu de l’autorité et de son alter égo, abritant les geôles du ministère de l’Intérieur et les cafés des éternels pourfendeurs de la police politique, sera toujours l’objet de toutes les tentations. De tous les appétits. Des hommes de pouvoir. De l’opposition. Des marginaux. Des lésés. Et de tous les laissés-pour-compte de la croissance.
C’est finalement l’Avenue des libertés, de la presse, des fleuristes, des foires d’empoigne, des retrouvailles, des artistes, des jouissances, des rencontres furtives et des veillés nocturnes. Malgré ses dates sanglantes. Ses ferveurs. Son chant partisan. Fils de la sagesse. De la volonté. De la force. Du courage.
Imededdine Boulaâba