Lettre ouverte à Monsieur Youssef CHAHED, chef du gouvernement

Tout d’abord, je tiens à vous saluer et vous présenter mes profonds respects, dus à vos hautes charges, et vous exprimer mes vifs souhaits de réussite dans l’intérêt de notre pays.

Ayant passé 44 ans dans les rangs de l’Armée Nationale dont près de 12 ans dans les fonctions de chef d’Etat Major de l’Armée de Terre, je me vois dans l’obligation morale de vous adresser, respectueusement, cette lettre suite à votre déclaration, publiée dans la PRESSE.tn du 03 juin 2017 : «On avait une Armée pour défiler le 20 mars seulement».

On peut admettre, à la limite, que c’était une boutade de votre part, voire un lapsus; mais il y a nécessité de s’y arrêter.

Votre affirmation est tombée en ce mois de juin, où on célèbre, comme chaque année, l’anniversaire de la création de l’Armée Nationale.

Il est donc de mon devoir, par fidélité à ceux que j’ai eu l’honneur de commander dans la défense du pays, dont certains y ont laissé leur vie, à la mémoire de nombreux autres camarades d’armes tombés en martyrs dans ces mêmes missions depuis l’indépendance, de vous dire, respectueusement : «vous vous trompez».

Il y a des données irréfutables concernant les activités et missions de l’Armée que vous semblez malheureusement ne pas avoir à l’esprit. Mais sachant votre patriotisme exemplaire et votre sollicitude à l’égard de l’Armée, vous n’auriez jamais commis cette injustice à l’endroit de ceux qui y ont servi, avec dévouement et sacrifices pour la Patrie, si vous étiez bien édifié à son sujet.

Vous avez parlé au «passé» (On avait une Armée..). C’est pour cela que je me limiterai précisément au passé, notamment le passé récent. Loin de moi de parler du présent, encore moins de le juger, m’astreignant à une obligation de réserve; à moins d’y être officiellement invité.

Mon propos se rapporte à ce que je connais, ce que j’ai vécu dans l’Armée, et ce que j’y ai assumé.

Mais tout d’abord, pour ce qui est des défilés militaires, ils sont loin d’être une activité parasite ou secondaire; ils relèvent des traditions bien ancrées dans les armées et représentent un rendez-vous incontournable entre la Nation et son Armée. Les grands pays de ce monde, France, GB, Russie, Chine…, puissances nucléaires, ne manquent jamais d’organiser, chaque année, avec faste, de tels défilés à l’occasion de leur fête nationale. Le défilé militaire, véritable show of force, contribue à renforcer la cohésion et la fierté nationales, suscite les vocations parmi la jeunesse et inspire la dissuasion de l’ennemi potentiel.

En ce qui concerne notre Armée, elle a défilé quatre fois depuis sa création il y a 61 ans, à intervalles irréguliers. Le dernier défilé a eu lieu aux Berges du Lac il y a 20 ans (24 juin 1997) !

Depuis sa création, l’Armée a été déployée sur les frontières et au Sud du pays pour concrétiser la souveraineté nationale. Elle a protégé la frontière ouest pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie sœur, s’opposant aux incursions de l’armée française à la poursuite des Moujahidines implantés chez nous. Les bombardements et les bavures, d’usage, n’épargnaient ni nos positions, ni la population civile.

• 1961 – Bataille de Remada, Oued Dkouk, Tataouine, pour confiner l’occupant français dans ses casernes, limiter ses mouvements, ou le forcer à quitter.

  • Bataille de Bizerte en juillet, ultime affrontement pour l’indépendance totale du pays. Face à un ennemi aguerri, suréquipé, puissance coloniale et de l’OTAN, notre jeune Armée a fait preuve d’actes de bravoure légendaires, malgré les pertes importantes dans ses rangs.

• Pendant la décennie des années 70, l’armée a fait face, constamment, aux intimidations, gesticulations, violations et menaces de l’armée de feu Kadhafi.

• Janvier 1980 : opération d’envergure face aux agressions terroristes à Gafsa par un important groupe infiltré de la frontière, visant à déstabiliser le pays.

• Plus près de nous, la guerre contre le terrorisme en Algérie sœur, pendant la décennie des années 90.

Cette horrible guerre a coûté la vie à près de deux-cent-cinquante mille Algériens et des dizaines de milliers de disparus. Ces chiffres ne sont malheureusement pas loin de ceux annoncés à la guerre qui a lieu de nos jours en Syrie.

C’est dire le ravage du terrorisme, qui se propage comme un feu de brousse, s’accroche et prolifère là où il prend.

CETTE GUERRE SE DEROULAIT A NOTRE FRONTIERE LONGUE DE PRES DE MILLE KILOMETRES !

La guerre actuelle en Irak-Syrie nous édifie davantage sur la nature réelle du terrorisme; il ne connait pas de frontières; il est transfrontalières.

Les opérations des forces algériennes se déroulaient partout en territoire algérien pour éradiquer ce fléau. Certaines de ces opérations, qui étaient particulièrement intenses, avaient lieux pendant de longues semaines non loin du territoire national. Les groupes terroristes, poursuivis, attaqués, acculés, étaient toujours à la recherchent de refuges, de logistique et de renforts. Les tentatives d’infiltration ne manquaient pas. Mais toutes nos frontières, l’espace saharien, le littoral et l’espace aérien étaient totalement sécurisés en parfaite coordination et complémentarité avec les dévouées et compétentes Forces de Sécurité Intérieure (FSI).

L’intensité des activités des unités de l’Armée et le réalisme de leur entraînement mettaient à mal nos équipements. Mais le personnel, motivé, dévoué et professionnel, maîtrisait constamment la situation. Les cadres donnaient toujours l’exemple et payaient de leur personne, à tous les niveaux.

Cet effort, de tous les instants, a duré plus de dix ans.

Les terroristes n’ont jamais pu prendre pied chez nous. Où en serions-nous s’ils avaient réussi à le faire?

LA PREVENTION ET LA DISSUASION ETAIENT TOTALES.

La formation et l’entraînement de nos unités étaient exclusivement l’œuvre de nos cadres officiers et sous-officiers.

Des manœuvres et exercices étaient certes organisés avec les armées de certains pays amis dont la France et les USA; mais c’était dans le cadre d’échange d’expériences dans des domaines convenus: “nous apprenons de vous, vous apprenez de nous”. Certains exercices culminaient avec utilisation de munitions réelles, activités que ces grandes armées ne partageaient qu’avec les armées professionnelles. Nous avions légitimement des choses à apprendre ou découvrir auprès de ces armées expérimentées, pour rester constamment à jour des innovations (up-to-date), mais nous maîtrisons de notre part des techniques et un savoir-faire dont elles cherchaient à profiter. Cette coopération était d’égal à égal.

Par ailleurs, l’Armée Nationale a participé, avec honneur et compétence, depuis les années 60 aux missions de maintien de la paix dans le monde, sous l’égide de l’ONU: Congo, Cambodge, Somalie, Rwanda, Burundi, Iles Comores, Sahara Occidentale, Afrique du Sud, Haïti.

Pendant de longues années, le soleil ne se couchait pas sur le drapeau national, élevé haut parmi les nations.

Aussi, à l’occasion de la guerre d’octobre 1973 au Moyen-Orient, l’Armée a participé avec un contingent important aux côtés des forces égyptiennes, au Sinaï.

Le comportement, la discipline et le professionnalisme de nos militaires ont forcé le respect et la considération du Commandement et de l’Armée égyptienne. Le drapeau national du contingent a été décoré de la plus haute médaille d’Egypte.

Monsieur le chef du gouvernement, c’était là un bref aperçu des activités et missions réalisées par l’Armée. Certaines autres activités, bien que fondamentales et non moins importantes n’ont pas été abordées afin de nous en tenir aux missions proprement militaires. Elles concernent notamment la contribution à l’effort de développement national, à la protection de l’environnement, à la lutte contre les incendies de forêts, aux secours de la population pendant les calamités naturelles, notamment les inondations … Toutes ces missions étaient remplies avec autant d’enthousiasme, dévouement et efficacité.

Dans cette épopée, sans répit depuis l’indépendance du pays, il y a une constante fondamentale: l’Homme, notamment la jeunesse. Cette jeunesse est la force principale de notre Armée. Intelligente, dévouée, patriote, elle a toujours été aux rendez-vous pour relever avec honneur les défis, dans la tradition de ses aînés. Bien motivée, elle est capable de miracles. Pendant les années difficiles des débuts de l’indépendance, le soldat appelé du contingent était maintenu jusqu’à deux ans au-delà de la durée légale d’un an, presque sans salaire et sans congés. Mais son moral était toujours intact. Dans les missions de maintien de la paix à travers le monde, il apprenait en quelques jours à communiquer avec les habitants locaux, dans leur langue, pour mieux les aider, avec modestie.

Les étapes de l’histoire militaire de notre pays se succèdent, mais chacune d’elles découle de celle qui la précède. Elles méritent d’être étudiées et approfondies en ménageant une place digne à nos Chouhadas militaires, pour l’édification de la jeunesse et le Souvenir de la Nation.

Chaque étape a ses propres données, ses circonstances, SA POLITIQUE.

C’est toujours le Politique qui conditionne le Militaire et son action.

Ainsi, Monsieur le chef du gouvernement, l’Armée était bien loin de se consacrer aux défilés. Elle était constamment occupée, avec des moyens humains et matériels toujours insuffisants, à défendre le Pays et à contribuer à sa sécurité et son développement.

CES MISSIONS ETAIENT REMPLIES AVEC HONNEUR, EFFICACITE ET REUSSITE.

En vous souhaitant plein succès dans vos hautes charges, je vous prie de croire, Monsieur le chef du gouvernement, à ma grande considération et mon profond respect.

Gloire à notre Armée Nationale – Vive la Tunisie Eternelle.

Mohamed El Hédi BEN HASSINE
 Général de Corps d’Armée (à la retraite)
 Ancien Directeur Général de la Sécurité Militaire (1988-1990)
 Ancien Chef d’Etat Major de l’Armée de Terre (1990-2001)
 Ancien Directeur Général de la Sûreté Nationale (2002-2005)
 Commandant les troupes tunisiennes à la guerre de 73 en Egypte (Sinaï).