Tunisie – RSF : Éclaircissements sur les décrets-lois 115 et 116

Reporters sans frontières salue l’annonce faite, le 17 octobre 2012, par le gouvernement tunisien, d’appliquer les deux décrets-lois encadrant le travail des professionnels de l’information et régulant le système des médias, mais demande des précisions et des clarifications. Cette annonce intervient à l’issue d’un mouvement de grève générale touchant la quasi-totalité des médias tunisiens, privés comme publics, presse écrite, médias audiovisuels ou en ligne, ce même 17 octobre.

Sont concernés les décrets-lois 115, relatif à la liberté de la presse, de l’impression et de l’édition, et 116, relatif à la mise en place d’une Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle, signés le 2 novembre 2011 par l’ex-président intérimaire Foued Mebazaa. Leur application est bloquée par le gouvernement de coalition, dirigé par Ennahda, depuis son arrivée au pouvoir fin 2011, arguant du fait qu’il les considère comme ‘incomplets’.

“Cette annonce est en tant que telle positive, même si elle arrive tardivement. Elle vient souligner le caractère décisif de la lutte menée depuis des mois par les journalistes tunisiens, le SNJT, l’INRIC et les organisations internationales, pour mettre un terme à l’instrumentalisation, par le gouvernement, du vide juridique en vue de maintenir sous sa coupe les médias, s’est félicitée Reporters sans frontières. Toutefois, il est urgent que le gouvernement précise le calendrier relatif à l’application de ces décrets-lois, ainsi que si leur adoption est définitive ou temporaire. Le gouvernement doit tout faire pour que cette annonce se traduise rapidement par des actes, sans quoi, il se sera aisé de conclure que l’intention n’était qu’électoraliste”.

 Décret-Loi 115

Le décret-loi n°2011-115 du 2 novembre 2011, relatif à la liberté de la presse, de l’impression et de l’édition consacre notamment les droits des journalistes, interdit les restrictions à la circulation de l’information et protège les sources des journalistes.

En février 2012, Reporters sans frontières avait rendu public son analyse juridique de la loi sur la presse. L’organisation avait alors estimé que “même s’il demeure imparfait, ce texte présente une avancée majeure qui marquera l’histoire de la Tunisie. Il doit constituer un standard minimum de protection. Toutefois, il ne pourra avoir de sens que s’il est défendu par les autorités et s’il s’accompagne d’une réforme en profondeur des systèmes judiciaire et administratif”.

Les points positifs du décret-loi 115 :

  • Le principe de la liberté de la presse y est déclaré.
  • La dépénalisation des délits de presse comme l’injure et la diffamation est instaurée.
  • Les délits d’offense et l’encadrement strict des publications étrangères disparaissent tout comme les autorisations préalables à toute publication.
  • Le texte est marqué également par le souci de protéger le journaliste et son travail d’investigation par les dispositions sur l’accès à l’information, le secret des sources, la qualification de délit aggravé en cas d’agression de journaliste.

L’application de ce décret-loi aurait pour conséquence notamment :

  • de mettre en place une commission indépendante pour la carte de presse (article 8), disposition qui nécessite un décret d’application,
  • de punir les auteurs d’agressions physiques et verbales contre les professionnels de l’information, considérés comme des fonctionnaires (articles 12 et 14),
  • d’abolir « tous les textes précédents en contradiction avec le présent Code, à compter de la date d’entrée en vigueur du Code de la presse » (article 2).

Toutefois, en plus de l’abrogation des dispositions contraires au texte, il est crucial de consacrer le caractère exclusif de cette loi spéciale, et de s’assurer que celle-ci s’applique, et non les dispositions générales. Il faut, en effet, éviter que dans certaines situations relevant d’un abus de la liberté d’expression par voie de presse, des dispositions générales du code pénal ou d’une autre loi soient appliquées. Ce qui reviendrait à réduire à néant le texte.

 

Décret-Loi 116

Ce décret-loi prévoit la mise en place d’une Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle garantissant “la liberté de communication audiovisuelle”. Cet organe est appelé à délivrer les licences des radios et télévisions tunisiennes, et à procéder aux nominations des responsables de médias publics.

L’application de ce décret-loi aura pour conséquence de modifier le mode de nomination des responsables des médias publics, mettant fin (en théorie) à la politique systématique de nomination, instaurée par le gouvernement Ennahda, depuis janvier 2012.

Toutefois, il est important que cette décision s’applique aux nominations antérieures, et que le gouvernement reviennent sur les nominations auxquelles il a procédées, et que l’ensemble des responsables des médias publics soient enfin nommés par cette instance indépendante.

A noter que dans la soirée du 17 octobre, après la publication de l’annonce du gouvernement, un accord verbal a été passé entre le ministre des Affaires sociales, Khalil Ezouiya, et les représentants du groupe de la presse Dar Essabah (SNJT -Syndicat de base de Dar Essabah, l’UGTT et du conseil d’administration), dont les journalistes ont entamé une grève de la faim le 3 octobre 2012. Cette réunion préparatoire, qui devait donner lieu à un accord le 19 octobre, comprenait un certain nombre de mesures, notamment le limogeage de Lotfi Touati (dont la nomination le 21 août par le premier ministère en tant que DG du groupe Dar Essabah est éminemment contestée par la quasi-totalité des salariés), en attendant la mise en place du décret-loi 116 et la nomination par la nouvelle instance du nouveau directeur. Toutefois, lors de la rencontre prévue le 19 octobre au ministère des Affaires sociales, les journalistes et représentants des syndicats n’ont pas trouvé d’interlocuteur pour négocier.

Reporters sans frontières est préoccupée par la mention, lors de l’annonce du 13 octobre dernier, du caractère temporaire de l’application du décret-loi 116, jusqu’à la mise en place d’une instance publique indépendante des médias, prévue dans la constitution (article 45 du projet actuel de constitution).

De manière générale, doivent être inscrits dans la Constitution les grands principes, relatifs – en la matière – aux médias : garantie de la liberté d’expression et de l’information, droit d’accès à l’information, pluralisme, indépendance. Les détails sont réservés à la loi.

L’organisation émet un certain nombre de réserves au sujet de “l’instance publique indépendante des médias”, telle qu’actuellement prévue par le projet de constitution.

  • La définition même de cette instance est imprécise. En effet, aucune définition du terme de ‘publique’ n’est donnée . Les autres “instances constitutionnelles” -terme non défini dans le projet- sont parfois désignées comme “instance indépendante”, parfois comme “instance” mais ne se voient pas apposer l’adjectif “publique”.
  • Les termes des articles 7.4,7.5 et 7.6 sont extrêmement larges et imprécis sur les fonctions attribuées à cette instance constitutionnelle. Il est prévu (article 7.4) qu’elle “veille à l’organisation du secteur des médias, son réajustement et son développement”. Aucune précision n’est apportée sur le champ de compétences de l’instance : qu’entend-on par ‘secteur des médias’ ? Les médias électroniques font-ils partie de ses attributions ?

Par ailleurs, les constituants ont omis de préciser ce qu’ils entendaient par les termes “organisation’, ‘réajustement’ et ‘développement’, et d’‘instauration d’un paysage médiatique pluraliste’ (article 7.4). Des pouvoirs aussi larges sont-ils propices à la préservation et à l’émergence de médias réellement indépendants ? Comment cette instance entend-elle instaurer le pluralisme ? Ne risque-t-elle pas de se transformer en ministère de l’Information ?

Des questions clefs, comme le mode d’adoption du statut de cette instance ou la participation de la société civile et du secteur des médias, notamment dans le mode de nomination, sont passées sous silence.

D’autant que la procédure de désignation des membres, élus par le pouvoir législatif, tel que mentionné à l’article 7.5, risque de politiser l’instance. Cette observation avait été formulée par les représentants de Reporters sans frontières lors de leur rencontre avec des députés de l’Assemblée nationale constituante, le 3 octobre dernier.

En outre, Reporters sans frontières rappelle qu’elle restera attentive à ce que la criminalisation de l’atteinte au sacré ne figure pas dans la future Constitution, comme annoncé par le président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), Mustapha Ben Jaafar, le 12 octobre 2012 , ni dans d’autres textes ou dans la pratique judiciaire.

Source :Reportes Sans Frontières

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