Politique – Economie – Syndicats – UGTT : De l’intérêt des travailleurs dépend l’intérêt de la Tunisie

Samir Cheffi est un passionné, sa ferveur va vers l’UGTT et aujourd’hui qu’il est secrétaire général adjoint chargé de la jeunesse et des associations, il se bat non seulement pour les droits socio-économiques des travailleurs mais aussi pour les libertés, l’Etat de droit et des institutions démocratique. Pour lui, l’un ne va pas sans l’autre, et la Tunisie est le seul pays où son organisation sociale assume d’autres missions que celle du syndicalisme: la préservation des droits et des libertés. Entretien.

WMC : L’UGTT est une organisation à vocation indiscutablement syndicale, mais elle n’a jamais été coupée de la chose politique. Après la révolution, comptez-vous vous concentrer un peu plus sur les revendications syndicales ou continuer à assurer un rôle historique de régulateur socioéconomique et de garde-fou politique? Que pensez-vous des récentes nominations auxquelles procède aujourd’hui le gouvernement dans l’Administration publique que certains contestent?

Samir Cheffi : La position de l’UGTT est claire et nous l’avons exprimée à maintes reprises. Il n’est aucunement question de tolérer des nominations dans les organes de l’Etat sur la base d’affiliations partisanes ou appartenances idéologiques. Nous avons toujours appelé au respect de l’Etat de droit et à la neutralité de l’Administration. Le but est de rompre définitivement avec les anciennes pratiques établies sur les passe-droits, les privilèges aux plus proches et le loyalisme. Pour nous, seule la compétence, l’expérience et le mérite sont déterminants. Les dernières nominations qui ont touché les administrations publiques et les institutions souveraines comme la désignation de gouverneurs ou de délégués nous ont alarmées car elles relèvent de choix adossés aux appartenances partisanes aux dépends des compétences et de la neutralité de l’Administration. Nous considérons que c’est un désaveu aux engagements pris et aux promesses électorales pour une Tunisie plus juste et plus équitable après la révolution. Nous sommes appelés à prendre position parce qu’en tant qu’UGTT, nous devons défendre les objectifs de la révolution.

A observer les pratiques du gouvernement, nous ne les voyons pas se concrétiser. Tout au contraire, c’est la politique “du deux poids, deux mesures“, ce qui ne sécurise pas les Tunisiens et n’encourage pas les investisseurs. D’ailleurs, le dernier communiqué en date de nos syndicats de base à la télévision nationale et celui du comité central dénoncent le siège de la télévision publique par des bandits sous prétexte qu’ils veulent réformer les médias nationaux alors qu’ils ont eux-mêmes besoin de revoir et réformer leurs attitudes et leurs comportements.

Comment voyez-vous exactement votre rôle aujourd’hui ?

En réalité, l’UGTT a toujours joué un rôle politique car depuis 1946, date de sa création, elle n’a pas fait de distinction entre son rôle d’organisation syndicale à dimension sociale et celui de partie prenante dans la lutte nationale contre l’occupation française. C’est en cela que l’UGTT est différente des autres organisations syndicales de par le monde. Pendant des décennies, elle a assuré un rôle de contrepouvoir. Il est vrai par ailleurs qu’il y a des périodes d’inertie, d’autres plus actives ou réactives, et ceci est dû surtout durant les 23 dernières années au caractère despotique du régime Ben Ali. Il n’empêche, même du temps de Bourguiba, nous avons joué un rôle de régulateur.

Je rappelle à ce propos la position héroïque de feu Habib Achour en 1965 avec Bourguiba après l’échec de l’expérience socialiste et qui a refusé que les travailleurs paient pour la crise économique du pays et qui avait mené à une longue période de discorde entre M. Achour et feu Habib Bourguiba.

Il n’empêche, l’UGTT a brillé par son absence de la scène politique pendant certaines périodes et parfois même ses alliances avec le régime Ben Ali du temps d’Ismaïl Sahbani et même de Abdesslem Jrad.

C’est une position que nous respectons, mais surtout souvenez-vous du grand coup subi par l’UGTT à la veille de janvier 78 avec un leadership emprisonné et une oppression systématique qui avait touché ses militants et ses adhérents. Béchir Turki, responsable de la sécurité militaire à l’époque, a déclaré que près de 1024 Tunisiens ont été abattus en une seule journée soit trois fois les martyrs de la révolution de janvier 2011.

L’époque «novembriste» s’est caractérisée par la prise en main du pouvoir d’un tortionnaire qui a accompagné tous les carnages qui ont visé les syndicalistes depuis 1978 jusqu’en 1984 et 1985, année où les milices du parti au pouvoir ont occupé les locaux de l’UGTT avec l’aide de la police politique et du ministère de l’Intérieur.

Même si l’artisan de ces campagnes, Zine El Abidine Ben Ali, a fini par comprendre que la paix sociale ne peut se faire sans une entente avec les forces syndicales. Il a alors commencé à promettre monts et merveilles à toutes les forces politiques critiques et contestataires. Beaucoup ont cru ses promesses, si ce n’est la mascarade des élections de 1989 qui ont fini par mettre la puce à l’oreille aux naïfs qui se sont rendu compte de leur méprise en 1991… année durant laquelle le niveau d’indépendance de l’UGTT a commencé petit à petit à diminuer à tel point que les syndicalistes honnêtes, crédibles et sincères n’ont pu supporter d’être autant marginalisés et ont fini par se révolter. Depuis, nous avons vécu l’ère de l’opposition syndicale au sein des structures de l’UGTT et c’est ainsi qu’en 2002, au congrès de Djerba, nous avons vécu un revirement visant la réforme de l’UGTT, à commencer par l’instauration de deux périodes électorales de 4 ans chacune pour le bureau exécutif. Résultat, le bureau a été renouvelé aujourd’hui aux trois tiers après le congrès de Tabarka.

Après Djerba, nous avons également, en tant qu’UGTT, commencé à reprendre notre rôle en tant que gardiens des libertés et des droits, un rôle que l’ère Sahbani a marginalisé. Nous avons ainsi envoyé un télégramme de soutien aux avocats lors de leur grève générale qui a eu lieu en février 2002 pour dénoncer les exactions à l’encontre de Me Radhia Nasraoui et Me Béchir Essid.

Nous avons également décrété une grève générale de 2 heures pour soutenir le soulèvement palestinien, ce qui a causé une tension entre la nouvelle direction de l’UGTT et le régime Ben Ali. Nous avons également refusé d’être représentés au Sénat si nous devions être désignés par les conseils élus, et les 14 sièges consacrés à l’UGTT sont restés vides. Tout cela a été fait à une époque où les libertés traversaient leur période la plus dure, Zine El Abidine Ben Ali ne nous a jamais pardonnés cette décision car elle a été à l’origine du dysfonctionnement du Sénat. Il faut savoir que le poids de l’UGTT est plus important que tous les autres organismes nationaux comme l’UTICA, l’UNFT ou l’UTAP.

Le fait que le bureau exécutif de l’UGTT ait approuvé la candidature de Ben Ali à la présidence en 2009 est une erreur historique et beaucoup d’entre nous l’avaient désapprouvé parce qu’ils n’en étaient pas convaincus malgré la délicatesse de la conjoncture politique en ce temps-là.

L’UGTT a annoncé son refus de voir Sharon visiter la Tunisie en 2005 et avait appelé à des grèves, ce qui avait mené à des altercations avec les forces de l’ordre. Nous avons aussi soutenu systématiquement le bassin minier en 2008 et nous avons défendu les victimes des arrestations abusives de la part du pouvoir.

L’UGTT aurait, selon vous, assuré sa mission non seulement syndicale mais de défenderesse des droits et des libertés?

Je ne voudrais pas vous dire que tout a été parfait mais juste que nous faisions ce que nous pouvions pour défendre autant que cela se pouvait les droits des travailleurs et ceux de tous nos concitoyens. Je voudrais vous rappeler aussi que ce sont les campagnes orchestrées par l’UGTT pour la libération des prisonniers du bassin minier et pour lutter contre l’application de la loi sur les retraites qui ont mené à une mobilisation sans précédentes des travailleurs, et ce pour défendre leurs acquis sociaux.

Le dernier jour pour dénoncer la loi sur les retraites était le 9 janvier et je me rappelle qu’à Sfax, avec le secrétaire général du syndicat régional de Sfax et Ridha Bouzriba, ancien secrétaire général adjoint à l’UGTT, nous avions supervisé l’organisation d’un grand rassemblement devenu suite à une décision souveraine de notre part en un rassemblement pour défendre le droit de la vie après que les forces de l’ordre ont abattu des jeunes à Sidi Bouzid et surtout après qu’on on a massacré 50 de nos jeunes à Tala et Kasserine. Nous étions 5.000 hommes et femmes à appeler à la chute du régime Ben Ali et nous avions annoncé une grève générale en guise de condamnation des pratiques sanguinaires du système.