La première fois que le mot sniper a été prononcé, c’était sur la chaîne arabe Al Jazeera qui suivait de très près les évènements qui se passaient en Tunisie depuis le mois de décembre 2010. Pour la commission nationale d’investigation sur les abus perpétrés depuis le 17 décembre, ce sont tout simplement des tireurs d’élite faisant partie des 4 corps des forces de l’ordre et de l’armée qui exerçaient sur terrain en cette période noire de la Tunisie gouvernée par Ben Ali et après son départ par le gouvernement provisoire.
246 morts dans les manifestations et les marches de contestation par les balles des forces de l’ordre, 85 morts en prison, brûlés, tirés par balles comme des lièvres ou encore par suffocation.
Des bavures, il y en a eu, estime la commission, tout d’abord depuis le début du soulèvement déclaré à Sidi Bouzid. Le pouvoir, depuis Zine El Abidine Ben Ali et jusqu’au ministre de l’Intérieur, voulait mater la population: “souvenez-vous de l’expression ”bikolli hazm” (avec rigueur), rappelle Amel El Ouahchi, rapporteur de la commission aux journalistes présents lors de la conférence de presse organisée vendredi 4 mai pour présenter les résultats d’un travail d’enquête effectuée sur plus d’une année par les membres volontaires et pluridisciplinaires de la commission. Cette expression à elle seule exprime la volonté du pouvoir de mettre fin aux mouvements de protestation des populations par la force. Les discours de l’ancien président s’étaient ensuite radoucis mais les faits sur le terrain ne laissaient plus place à une réconciliation avec le régime alors en place. Il y a eu des opérations de tirs à vue qui ont touché la tête, la poitrine, le cœur et le dos des manifestants victimes de tireurs d’élite bien entraînés”.
Au début, d’après les constatations de la commission, des ordres auraient été donnés d’user de force, ensuite les agents de l’ordre qui ne disposaient que de leurs armes pour maîtriser les protestations populaires ont fait du zèle sans oublier ceux qui étaient en légitime défense : “Car ils n’avaient pas de hauts parleurs, non plus d’équipements pour inonder les manifestants de jets d’eau chaude ou les autres moyens de dissuasion prévus par l’article 69, ce qui a eu pour conséquence des tirs à balles réelles et des victimes innocentes”.
Parmi ces victimes, il y avait des dizaines de femmes et des enfants qui ont été agressés et violentés. La commission a enregistré des abus à l’encontre de 116 enfants et près d’une quinzaine pour la plupart des garçons ont trouvé la mort lors des manifestations. Les femmes, pour leur part à s’occuper des leurs, finissaient par s’oublier. “Je me rappelle une femme à Kasserine qui nous relatait le récit de la mort de son frère alors qu’elle se tenait sur une béquille. Nous lui en avions demandé la raison, elle était blessée par balles et était tellement préoccupée par son frère qu’elle n’avait pas parlé de son cas”.
Le 14 janvier fut un jour décisif pour la Tunisie car c’est ce jour là qu’est parti l’ancien président et que les opérations d’exactions et d’abus sécuritaires ont rapidement mené le pays vers l’inconnue. On ne savait plus qui faisait quoi, alors que des fausses informations amplifiées par leur diffusion en direct sur la télévision donnaient à la situation une allure dramatique.
Il y a eu plus de morts et de blessés après le 14 janvier entre le 15 et le 17. Les choses n’ont commencé à se calmer qu’après La Kasbah I et II.
Qui en est le responsable ? La commission ne veut pas désigner des coupables. “C’est à la justice de le faire”. Elle s’est contentée d’entendre les différents protagonistes des événements qui ont eu lieu depuis le 17 décembre, de se rendre auprès de toutes les instances concernées, les tribunaux, les hôpitaux et les administrations. Elle s’est rendue auprès des familles des victimes, de lister les décès et recenser les blessés et préparer des dossiers pour leur permettre d’être dédommagées. Le rapport est un récit de ce qui s’est passé depuis le 17 décembre 2010 sans trop s’avancer dans des hypothèses définitives. “Toutes les informations que nous avons pu réunir se trouvent dans le rapport, les explications que nous avons pu apporter également, nous ne prétendons pas détenir la ou les vérités”.
Il est également vrai qu’une commission qui fait des investigations sur des victimes abattues de sang froid, par légitime défense ou par erreur, à laquelle on n’a pas accordé l’immunité alors qu’il s’agit de morts d’hommes, ne peut s’aventurer sur un terrain qui pourrait s’avérer glissant dès lors que l’on commence à exprimer des opinions ou à interpréter les faits de nous-mêmes. Ce sont donc des institutions qui seraient responsables de ce qui est arrivé depuis le 17 décembre, à commencer par la présidence de la République, les ministères de l’Intérieur, de la Défense, de l’Information et de la Santé.
La commission qui ne disposait pas de grands moyens, de protection légale et n’était pas dotée d’experts opérationnels familiarisés avec ce genre d’enquête a fait de son mieux pour rassembler les informations et les expliquer du mieux qu’elle pouvait. Mais tous ceux qui s’attendaient à des réponses claires et définitives sont restés sur leur soif. Fera-t-on un jour la lumière sur les véritables instigateurs des massacres du soulèvement ? C’est le rôle de tout Tunisien d’exiger la vérité et à commencer par les journalistes et les organisations de la société civile pour que justice soit faite et que les véritables responsables assument leurs actes.
Amel Belhadj Ali
Pour télécharger le rapport complet de la commission nationale d’investigation sur les abus perpétrés depuis le 17 décembre 2010, Cliquez ICI
Lire aussi:
Sfax : Les forces de l’ordre se retirent des institutions publiques
Quelles sont les règles d’accès aux dossiers administratifs ?
Sfax – Tribunal militaire : 20 ans de prison dans l’affaire des martyrs