«C’est vrai que la vie est devenue trop chère, nous n’arrivons plus à joindre les deux bouts. Nous étions mieux avant», déplore une cliente alors qu’elle faisait ses courses dans une épicerie de la place Bab El Khadra. Quelle ne fût sa surprise lorsque l’épicier lui rétorqua vivement «Istaghfar rabbik, Cheikh Rached est le meilleur des hommes!». Interloquée, elle riposta «mais qui vous parle de Rached El Ghannouchi, je parlais de la cherté de la vie tout simplement et puis, c’est quoi cette histoire, vous n’allez quand même pas accuser tous ceux qui expriment une opinion à propos de ce gouvernement ou du parti majoritaire de “Kafer“ (apostat), non mais je rêve !».
C’est un tout petit incident parmi des milliers qui arrivent chaque jour dans tous les coins du pays et qui reflètent un état d’esprit où l’amalgame entre gouvernants, partis élus et religion est totalement consommé. Le plus édifiant a d’ailleurs été le dernier épisode qui a eu lieu à la Constituante. Des élus du peuple, sensés rédiger sa (nouvelle) Constitution et gérer les affaires du pays, ont bouleversé une séance plénière parce que leur collègue de la «Aridha» a cité à deux reprises «Rached Ghannouchi», le désignant en tant que décideur au sein de la Troïka, ce que tout le monde sait sans jamais le dire à voix haute ou l’officialiser.
Ces députés du peuple ont été jusqu’à chanter l’hymne national pour interrompre l’intervenant, mettant le Cheikh au même rang que la patrie dans sa dimension majestueuse et souveraine.
Alors que Hamadi Jebali déclarait dans une interview accordée à Zied Krichène en février 2011: «La position du Cheikh Ghannouchi sera revue sur de nouvelles bases… initiative venue du Cheikh lui-même qui nous a dit qu’il voulait remettre le relais à une nouvelle direction. Le Cheikh Ghannouchi est présent dans de nombreuses organisations islamiques mondiales. En plus, c’est un penseur et un écrivain et cela lui prend beaucoup de temps». Nous avons la nette impression que le Cheikh consacre tout son temps aux affaires tunisiennes et qu’à l’international, c’est carrément la représentativité de l’Etat tunisien et de la place d’Ennahdha qui le préoccupe au plus haut point et non ses activités intellectuelles, philosophiques ou de penseur islamiste.
Cheikh Rached que beaucoup décrivent comme le guide suprême des Nahdhaouis est d’ailleurs non seulement obéi et respecté dans sa communauté, plus que ça, il est presque sacralisé. D’où le fait qu’à chaque fois qu’il essuie une critique, on traite le fauteur de «Kafer» et d’ennemi de l’islam.
Certains poussent la parodie jusqu’à assurer que ses disciples lui baisent la main comme le font au Maroc les dignitaires du Roi considéré comme le prince des Croyants. Mythe ou réalité? Ce qui est sûr, c’est que rien ne se ferait à Ennahdha sans l’assentiment de Rached Ghannouchi. Il est partout, à se prononcer par rapport aux affaires de l’Etat jusqu’à dire lors d’une récente conférence de presse que «la chute du gouvernement n’est qu’un rêve, une chimère, une hallucination!», comme si c’était lui qui décidait du maintien ou du changement d’un gouvernement quel qu’il soit.
Et ça n’est pas la première fois que Ghannouchi s’exprime avec mépris, mésestime et arrogance vis-à-vis des adversaires politiques qui font partie des “0,%“ ou des médias.
Conséquence directe, la montée d’un cran de la haine de ses partisans envers leurs compatriotes de tous bords et surtout en direction des médias. Et nous avons vu ceux-là mêmes qui étaient postés devant la télévision nationale devant le palais de la justice déclamant avec des hauts parleurs «Nous sommes les enfants de la khilafa» et entourés d’une foule qui prône le Djihad contre les apostats.
Le djihad que R. Ghannouchi a toujours prôné, comme l’explique Mohamed-Chérif Ferjani dans son livre Islamisme, laïcité, droits de l’homme: «Quant aux moyens à utiliser pour combattre la “mécréance” et l'”injustice”, R. Ghannouchi préconise le Jihad qui “varie selon l’étape” de l’action pour un “régime islamique».
N’est-il pas le guide suprême? Tout ce qui sort de sa bouche ne peut qu’être vrai, car «son immense savoir et sa dimension presque “sacrée“ n’autorisent ni mystifications ni supercherie ou contrevérité», estiment ses disciples. Et même quand il impose à la Tunisie un ministre des Affaires étrangères, inexpérimenté et sans aucun sens de la diplomatie, et sans aucune maîtrise des langues, ou de la géographie, tous dans le gouvernement et dans le parti se plient. Le Cheikh a dit! Que Dieu bénisse ses dires!…
Rached Ghannouchi n’hésite pas non plus à défendre bec et ongles les décisions des ministres nahdhaouis accusant ceux qui les critiquent de les empêcher de travailler comme s’ils leurs tenaient les mains ou leur soufflaient les idées déraisonnables et paranoïaques lesquelles les incitent à être plus aptes dans le recrutement de nouveaux cadres administratifs que dans la prise en charge des problèmes sociaux et économiques du pays. Ainsi, tous ceux qui critiquent seraient des «loosers» qui ont perdu aux élections quant à la décision de fermer l’avenue Bourguiba aux manifestants, il prend sur lui d’en expliquer les raisons aux journalistes: «Ca serait du aux réclamations des commerçants exerçant en proximité et qui ont souffert des conséquences des manifestations depuis la révolution…» Ajoutant plus loin…qu’«une décision émanant d’un ministre équivaut à une loi, donc est exigible de fait»… Comme si Ali Laraiedh avait besoin du président de son parti d’adoption pour défendre ses sentences!
Il y a peut-être des milliers d’illuminés qui pensent et qui croient que tout ce qui sort de la bouche de Rached Ghannouchi khrigi relève du sacré. A des centaines de générations en Tunisie et ailleurs, on a enseigné que «Sayyidouna Mohamed» était le dernier des envoyés de Dieu. Quand elles pensent à leur foi, il est le seul à leur en inspirer, et quand elles pensent au sacré, c’est le livre d’Allah, le coran pour les animer. Le Prophète est mort sans désigner de successeur parce que lui croit dans le libre arbitre de ses compagnons de lutte et de ceux qu’il a convaincus de sa foi. Le Prophète n’a jamais utilisé la religion pour avoir le pouvoir et si nous devions suivre la sunna, c’est par cela que nous commencerions.
Ce qui nous amène à citer un paragraphe qu’un lecteur appelé Ismael a envoyé au site d’Ennahdha et publié sur le site «Nawaat» et qui décrit assez bien ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays: «Cheikh Ghannouchi, islamistes tunisiens, de la même manière que vous manipulez la piété des individus, vous manipulez la religion elle-même à des fins politiciennes et électorales, donc in fine, de pouvoir. Et de la même manière que vous essayez de créer un sentiment de culpabilité chez les personnes pour l’instrumentaliser, vous instrumentalisez les lieux de cultes à des fins propagandistes: ce qui est non seulement contraire à toute éthique politique mais de surcroît, contraire à toute éthique morale de la religion que vous vous autoproclamez défenseurs uniques et absolus… La lutte politique est une lutte d’idées, de projets et de programmes, pas de foi, de croyances et d’interprétations personnelles d’un texte sacré; quant à la foi et à la liberté du culte, elles ne peuvent pas être récompensées par un poste politique si elle est sincère et désintéressée».
Amel Belhadj Ali