Tunisie – Human Rights Watch : Ennahdha menace l’indépendance de la justice

La révocation de 75 juges par le ministre de la Justice a constitué un acte injuste et arbitraire. Ces renvois ont établi un précédent inquiétant et accru la subordination de la justice vis-à-vis du pouvoir exécutif. L’Assemblée nationale constituante (ANC) devrait adopter d’urgence une loi pour créer un corps indépendant qui régisse les sanctions disciplinaires et les révocations des juges de façon impartiale et transparente.

Le 28 mai 2012, le ministre de la Justice Noureddine Bhiri a révoqué 82 juges, invoquant la nécessité de mettre un frein à une corruption envahissante. Plus tard, il a rétabli neuf d’entre eux dans leurs fonctions. Human Rights Watch s’est entretenu avec dix des juges révoqués, dont aucun n’a été rétabli dans ses fonctions, au sujet de la façon dont leur dossier a été traité. Tous ont décrit des procédés disciplinaires iniques qui violent les critères internationaux définissant l’indépendance de la justice.

« Les juges ne devraient subir de révocation que pour des fautes professionnelles ou des incompétences graves, et seulement à la suite de procédures justes et impartiales », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Ces renvois établissent un précédent inquiétant et intimidant pour le système judiciaire tunisien ».

Le ministre de la Justice agissait en l’absence du Conseil supérieur de la magistrature, suspendu après les élections de l’ANC. Le retard pris pour mettre en place une nouvelle institution qui puisse superviser la justice a créé un vide juridique et institutionnel qui incite aux abus, a déclaré Human Rights Watch.

Les nouvelles autorités tunisiennes n’ont pas encore révisé la loi n°67-29 de juillet 1967, dont le dernier amendement date d’août 2005, qui détermine les règles appliquées pour les nominations, avancements, révocations et sanctions disciplinaires des magistrats. La loi instituait aussi le Conseil supérieur de la magistrature, présidé par le président de la République, qui avait joué un rôle crucial pour asseoir la domination du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire sous le régime du président Zine El Abidine Ben Ali. Parmi ses 19 membres, 13 étaient nommés directement ou indirectement par l’exécutif.

Après la chute de Ben Ali en janvier 2011, le Conseil supérieur de la magistrature a continué à œuvrer tout au long de l’année 2011, décidant des nominations et des promotions de juges. Suite aux élections d’octobre 2011, l’ANC a décidé de suspendre le conseil et adopté une constitution provisoire, dont l’article 22 demande qu’elle remplace le Conseil supérieur de la magistrature par une autorité judiciaire provisoire.

En août 2012, Bhiri, le ministre de la Justice, a décidé de faire renaître le Conseil supérieur de la magistrature, avec les mêmes membres nommés sous le gouvernement de Ben Ali, en invoquant le besoin de procéder à de nouvelles nominations et de revoir les affectations judiciaires.

Pourtant l’assemblée n’a commencé à examiner l’ébauche de loi sur l’Instance provisoire de la justice que le 27 juillet 2012. Les discussions sont arrivées au point mort suite au refus de certains membres, notamment du parti Ennahda, dominant à l’assemblée, de donner à la nouvelle entité une indépendance financière et administrative.

Les procédures utilisées par le ministre de la Justice pour révoquer les juges n’ont pas respecté les exigences minimales de procédures justes et transparentes et au droit de recours à une instance d’appel indépendante, a déclaré Human Rights Watch.

Selon l’article 52 de la loi n°67-29, le conseil de discipline du Conseil supérieur de la magistrature pouvait appliquer des sanctions disciplinaires aux juges de l’une des façons suivantes : le blâme avec inscription au dossier ; la mutation disciplinaire ; l’élimination du tableau d’avancement ; l’abaissement d’échelon ; la suspension ; et la révocation. Un magistrat pouvait être convoqué devant le conseil de discipline pour « tout manquement aux devoirs de son état, à l’honneur ou à la dignité ».

S’il est vrai que la loi n°67-29 ne présentait pas de garanties procédurales suffisantes, comme le droit de faire appel devant un corps indépendant, du moins elle établissait les conditions minimales pour que les juges aient le droit d’accéder à leur dossier et l’opportunité de préparer leur défense. En l’absence du Conseil supérieur de la magistrature, le ministre de la Justice s’est servi de l’article 44 de la loi, relatif à la « cessation définitive des fonctions », qui selon lui l’autorise à révoquer des juges et à contourner légalement les protections minimales, plutôt que l’article 52, qui détermine les procédures disciplinaires. Un juge a la possibilité de faire appel de la décision du ministre devant le tribunal administratif, mais cette juridiction peut mettre des années à émettre une décision.

Les dix juges révoqués avec lesquels Human Rights Watch s’est entretenue ont déclaré que leurs supérieurs leur avaient téléphoné le 28 mai pour les informer que leurs noms figuraient sur une liste de juges révoqués. Ils n’avaient pas été contactés au préalable par le ministère de la Justice et ne connaissaient pas les motifs de leur renvoi.