Rachida Ennaifer, journaliste, juriste, professeur de droit public, militante de la société civile, ancienne membre de la Haica, est aussi collègue et amie du nouveau président de la République, Kaïs Saïed. Interlocutrice de choix, elle a réussi à nous faire découvrir quelques pans de la personnalité de cet homme mystérieux ainsi que le projet qu’il porte. Tout en se défendant d’être sa conseillère ou un soutien privilégié, Pr Ennaifer nous explique le projet de Kaïs Saïed auquel elle adhère entièrement.
Racontez-nous vos débuts
J’ai fait mes études sous l’ancien régime de la double licence. Je suis diplômée de l’Ipsi. J’ai commencé à travailler depuis 1976 au journal La Presse comme journaliste en collaborant avec tous les services. J’ai pris une mise en disponibilité et j’ai quitté ensuite le journal. Inutile de parler des péripéties. J’ai fait des études de droit public à la faculté de Droit et de Sciences politiques et suis détentrice d’une licence à l’institut de Presse et d’une licence en droit public. Je suis aussi docteure en droit public.
Vous avez été membre de la Haica et vous avez démissionné pour quelles raisons ?
Nous avons travaillé avec nos différences au sein du conseil de la Haica. Nous avions pu trouver une plateforme malgré nos différences d’appartenance. Au lendemain de 2014, une majorité est arrivée au pouvoir. Cette majorité s’est reflétée sur le Conseil de la Haica. Finalement, moi, indépendante, je me trouvais face à des décisions qui étaient téléguidées parfois par Nida Tounès, parfois par Ennahdha. Cette compromission s’est traduite par l’octroi des licences de radio et de télé. Nous étions deux membres à le contester. Un autre membre était déjà parti dès la première année. Notre rôle s’est au final limité à exprimer notre opposition qui était consignée, mais non prise en compte. Donc les décisions étaient prises et les licences étaient octroyées sur la base de critères non transparents. Avec le recul maintenant, la Haica a réussi tant bien que mal à réguler le contenu, en attirant l’attention sur les dépassements, en infligeant des sanctions pécuniaires. Mais elle a échoué en matière de régulation du paysage médiatique au niveau institutionnel. Nous en récoltons les fruits aujourd’hui.
Les sanctions ne sont pas suivies d’effets, n’est-ce pas ?
Les sanctions ne sont pas versées dans les caisses de la Haica mais dans le Trésor public. Donc, c’est au Trésor public d’en assurer le suivi. Pour ma part, j’ai démissionné. Mais je continue à militer pour qu’une nouvelle loi sur l’audiovisuel voie le jour. Une loi qui renforce la liberté et qui organise davantage le secteur.
Êtes-vous conseillère du nouveau président de la République, comment avez-vous décidé un jour de soutenir Kaïs Saïed ?
Je ne suis pas conseillère du Pr K.S qui a choisi de présenter sa candidature en tant qu’indépendant, et qui a choisi de faire une campagne solitaire. Par contre, je suis sa collègue. Nous avons travaillé ensemble depuis 1999. Après avoir quitté La Presse, on m’a retiré mon titre de journaliste. Je suis retournée à l’université où on m’a proposé de travailler dans une équipe de droit constitutionnel. L’équipe était chapeautée par Kaïs Saïed qui assurait le cours de droit constitutionnel. C’était le seul constitutionnaliste à l’époque. Les autres professeurs de droit public évitaient d’enseigner ces matières. Ce n’est pas évident d’enseigner sous Ben Ali. C’est-à-dire de rester honnête sur le plan intellectuel sans heurter le régime. Les enseignants fuyaient également le cours des libertés publiques. Donc je rejoins l’équipe, on commence à travailler. Moi qui venais du journalisme, on est un peu anarchique, un peu rebelle. Donc Pr Kaïs Saïed m’a encadrée. Nous avons formé une équipe où les cours dispensés étaient techniques, mais les débats étaient libres.
On dit que la révolution a modifié le parcours de Kaïs Saïed, et le vôtre aussi certainement…
Viennent les événements de décembre et janvier 2011. J’enseignais un cours sur les régimes de transition démocratique. Le 14 janvier, nous nous étions tous rués vers la Faculté où un débat s’est instauré entre les juristes, notamment face au déficit des sciences politiques qui étaient un enseignement interdit par Ben Ali. Ce qui explique que la transition en Tunisie a été constitutionnelle et non pas politique. Ce sont donc les juristes qui répondaient à l’appel, le 14 janvier 2011, pour proposer des alternatives. Il faut se rappeler la première intervention du doyen Yadh Ben Achour, ensuite celle du doyen Sadok Belaïd. A ce moment-là, face à ceux qui prônaient la nécessité d’organiser une élection présidentielle dans les trois mois qui suivent, nous nous sommes opposés, parce que cela nous semblait donner un blanc-seing au régime en place.
Alors qu’on voulait organiser la transition autour d’une Constituante. Nous avons été présents pour expliquer tout d’abord à nos étudiants, ensuite à tous les gens qui commençaient à venir à la faculté des Sciences juridiques, devenue une véritable agora. Nous avons créé alors le Centre de Tunis de droit constitutionnel pour la démocratie. On était un groupe autour de Kaïs Saïed qui était président et moi vice-présidente, avec les membres suivants : Outaïl Dharief, Khaouther Debbache, Nidhal Mekki, Ahlem Edhif. Kaïs Saïed était le fer de lance de cette dynamique. Nous avions organisé une série de conférences pour expliquer ce qu’est une constituante, comment parvenir à la mettre en place et par quel mode de scrutin. Je dois m’arrêter à ce niveau-là, on était conscients que le scrutin à la proportionnelle allait nous jeter dans des assemblées émiettées. On y revient en 2019. Mais malheureusement, on n’avait pas été entendus. Ces idées parties de la faculté des Sciences juridiques ont été développées et ont essaimé dans la Kasbah. Kaïs Saïed était régulièrement présent à la Kasbah. Dès qu’il finissait ses cours, il allait rejoindre la place avec d’autres. Par la suite, il a été très sollicité par les médias. Les Tunisiens l’ont découvert alors.
A quel moment Kaïs Saïed a-t-il décidé d’entreprendre cette démarche politique, de briguer la magistrature suprême et à quel moment avez-vous décidé de le soutenir ?
Cette décision, il l’a prise il y a une année. Tout d’abord, il ne s’est pas présenté à la constituante à cause du mode de scrutin. Pour lui, ce mode désavantage les indépendants et les compétences. D’ailleurs, ironie de l’histoire, le doyen Sadok Belaïd, doyen des professeurs de droit public, n’a pas été élu à la Constituante. C’est vous dire ! Pour 2014, il n’était pas question non plus de se présenter, il était dans une toute autre dynamique. Après voir fait aboutir le projet de la Constituante, il a été toujours sollicité. Pratiquement, il a conseillé tous les gouvernements qui se sont succédé. Il a même présenté des projets pour une institution des martyrs et des blessés de la révolution, un autre projet pour réformer l’enseignement public, un troisième pour résoudre les problèmes économiques. Mais à chaque fois, ses projets finissaient dans les tiroirs. D’un autre côté, il était très sollicité par la masse. Il était continuellement en contact avec des jeunes. Des jeunes qui se considèrent comme le prolongement de la révolution face à une classe dirigeante, qui, elle, se renfermait de plus en plus sur elle-même et n’écoutait plus personne.
Kaïs Saïed a remporté un taux incroyable de de 72,71% des voix. Prés de trois millions de Tunisiens ont voté pour lui. C’est une grande victoire, un plébiscite, comment l’expliquez-vous ?
Cela ne m’étonne pas. J’ai suivi son itinéraire. Je voyais en lui des qualités qui le prédisposaient à briguer ce poste. Mais jamais on n’en a discuté. Le jour où il a pris sa décision, on en a parlé. Une décision qu’il a prise tout seul. Kaïs Saïed est né politiquement au moment de la révolution. On peut dire que malgré son âge, il fait partie de cette nouvelle classe politique. C’est paradoxal. Il a soixante et un ans. Avant la révolution, il n’était pas du tout politisé. Par la suite, il s’est imprégné des aspirations de tous ces jeunes qui ont fait la révolution. La preuve, ce vote de 2019 est un vote de rupture. Une rupture qui n’a pas été consommée en 2011. Par ailleurs, c’est quelqu’un qui est doté de compétences cachées. Dissimulées par une trop grande humilité. Les gens ont été sensibles à cela, face à l’attitude opposée, le déploiement des ego surdimensionnés. Et contrairement à ce que l’on pense, c’est quelqu’un de très charismatique. Il a beaucoup de charisme. Déjà, à la Faculté, il a marqué ses étudiants. Sa voix fait partie de son charisme. Son charisme est bien entendu différent de celui de Bourguiba.
Quel est le rôle joué par les médias pour les deux finalistes de la présidentielle ?
C’est une leçon que nous devons retenir. Nous avons eu deux candidats. Un candidat surmédiatisé. Nous avons subi un matraquage assuré directement par une chaîne de télé qui lui appartient et par une deuxième chaîne qui a fait sa campagne de façon indirecte. Nous avons deux chaînes qui ont travaillé pour Nabil Karoui. En face, le candidat Kaïs Saïed a fait savoir qu’il n’était pas intéressé par les médias ni « en train de vendre une marchandise ». Il a pris son bâton de pèlerin et il est allé visiter toutes les régions, écouter les autres. Les Tunisiens ont gardé en mémoire le matraquage médiatique de Ben Ali. Le candidat Nabil Karoui dans sa campagne a été dans la ligne du Benalisme. Au niveau du fond et de la forme. C’était contre-productif, d’où le rejet d’un grand nombre de Tunisiens. A l’opposé, un candidat et des équipes bénévoles qui ont utilisé les réseaux sociaux. Kaïs Saïed a su parler aux médias mais juste ce qu’il faut, au moment où il faut. Quand on lui a demandé, il est intervenu sur la chaîne nationale, un média public. Je ne veux pas jeter des fleurs. Mais je dois dire que tout au long de ces élections présidentielle et législatives, seule la chaîne nationale a respecté les règles du jeu. Elle a observé une neutralité, peut-être par moments trop fade, mais elle a été respectueuse des normes. Face à une hystérie collective de quelques autres chaînes. On arrive enfin au face-à-face. C’est vrai que nous sommes au stade du balbutiement. Et c’est vrai aussi que les questions auraient pu être plus pertinentes. Mais tout de même, on en est arrivé au troisième débat, un face-à-face qui a permis aux Tunisiens indécis de trancher. Kaïs Saïed a su comment utiliser les médias au moment opportun. C’est la leçon qu’on doit retenir.
Dans le monde arabe, nous sommes restés prisonniers d’une configuration, faute d’avoir des institutions qui fonctionnent normalement, quel que soit le chef d’Etat et ses orientations politiques, nous sommes restés à la recherche de l’homme providentiel, qui soit en mesure de résoudre les problèmes des citoyens, et de sortir le pays de la misère, Saïed s’insère-t-il dans ce schéma. Est-il l’homme providentiel ?
Ce n’est pas un homme providentiel. Il ne s’en réclame pas. Nous n’avons pas besoin d’homme providentiel, ni d’Etat providence, d’ailleurs. Je pense que Kaïs Saïed, c’est quelqu’un qui est arrivé à un moment de l’histoire de la Tunisie pour répondre à un besoin. Je crois qu’au fond de lui, c’est ce qui l’a poussé à se présenter. Nous avons besoin d’assurer la relève politique qui a beaucoup tardé. A cause d’égarements et des erreurs commises. Il est inutile de revenir là-dessus. Mais cette relève, il faut la préparer et lui assurer des conditions objectives pour qu’elle se mette en place. Je pense que Kaïs Saïed a compris cela. Il a trouvé un environnement propice. Je le vois un peu comme un accompagnateur qui a un projet mais qui n’a pas de programme. Le projet d’accompagner ces jeunes et moins jeunes pour assurer la succession dans un cadre de légalité et à travers les urnes. C’est cela qu’il appelle la restructuration, telle que je l’interprète. C’est essayer de permettre à ces jeunes de faire l’apprentissage de la politique et de la démocratie. Naîtra forcément une nouvelle classe politique qui assurera la relève. Si la classe politique actuelle qui siège au parlement ou au gouvernement saisit ce message, son rôle sera historique. C’est l’avenir de la Tunisie qui est en train de se jouer.
On parle désormais du discours du nouveau président de la République. Il a évoqué son soutien inconditionnel à la cause palestinienne. Un des fondamentaux de la politique tunisienne depuis toujours et une composante de la conscience collective des Tunisiens. Mais son discours a été mal interprété. Nos concitoyens juifs tunisiens ne se sentent plus en sécurité, certains s’apprêtent à partir. Certains membres des troupes de Kaïs Saïed, en tout cas qui se revendiquent de sa mouvance, traitent René Trabelsi, le ministre de Tourisme, de sioniste. Comment Saïed devrait-il agir d’après vous pour modérer ce discours, calmer ses troupes ?
Je pense que Kaïs Saïed a été clair durant le duel. Mais, il était encore candidat, quand il a fait la distinction entre les juifs et les sionistes. Il avait même parlé de son père qui prenait tous les jours Gisèle Halimi sur sa bicyclette à l’époque pour la protéger des nazis. Il a été clair et je ne pense pas qu’il changera d’avis. Je ne sais pas pourquoi on s’attaque à René Trabelsi. Pour ma part, c’est un Tunisien, c’est un juif tunisien. Mais il faut le reconnaître, il y a des débordements, parce que Kaïs Saïed n’a pas de parti politique, beaucoup se réclament de lui, même pour pouvoir gagner un siège au parlement. Mais la position de Kaïs Saïed est claire sur cette questions, ça va se décanter naturellement.
Un président de la République doit peser ses mots, chaque virgule compte. A-t-il déclaré que nous sommes en guerre contre Israël ? Cela rappelle le discours des années 60 de certains dirigeants arabes dont on connaît la suite, qu’en pensez-vous ?
De toute façon, en guerre contre Israël, au sens propre du terme, non. Mais, il voulait se démarquer et soutenir la cause palestinienne. La langue arabe utilise beaucoup de métaphores. Le discours de K.S en particulier fait appel souvent au style métaphorique. Il considère que les régimes ne font pas assez pour soutenir la cause palestinienne. Lui, l’a dit. La preuve, le 13 octobre au soir, Gaza a fêté l’élection présidentielle tunisienne. Personnellement, j’ai été très émue. Mais je pense que pour ce qui est des relations diplomatiques, Kaïs Saïed l’a dit et répété, il est pour la continuité des traités internationaux, il est en faveur du dialogue entres les peuples.
Dans son discours, il n’a pas cité les partenaires de la Tunisie, occidentaux, européens dont la France avec qui nous avons des liens historiques et surtout économiques de premier ordre, n’est-ce-pas ?
Nos relations avec la France seront préservées, c’est un allié historique. Il l’a dit et répété. Nous devons entretenir nos relations sur la base du respect et des intérêts réciproques. La Tunisie est méditerranéenne. C’est vrai, il a privilégié l’environnement maghrébin. Il a annoncé que sa première visite se fera en Algérie. Et si les conditions le permettent, il visitera la Libye. Je crois que les Français commencent à comprendre. Sur une chaîne, France 24, où je suis intervenue, Kaïs Saïed est passé d’un conservateur austère à un révolutionnaire de la première heure. C’est cela Kaïs Saïed, il réunit la droite, la gauche et les extrêmes en un seul personnage. Ce n’est pas évident, mais je crois que le peuple tunisien devra dépasser ce clivage identitaire, c’est un melting-pot. Les Tunisiens baignent dans plusieurs cultures.
Kaïs Saïed, compte tenu de sa victoire écrasante, bénéficiant d’une large légitimité, peut-il jouer le rôle de rassembleur, pour faciliter la composition d’un gouvernent à partir d’une Assemblée aussi fragmentée ?
Je pense que oui. Il a cette qualité intrinsèque. Je parle de l’homme, non pas du président de la République, il faut attendre son investiture. C’est quelqu’un qui a été rassembleur. Il a entretenu des relations avec tout le monde depuis la révolution. Il ne s’en cache pas. Le spectre large de ses votants le prouve.
Les Tunisiens ont voté Saïed pour sanctionner un système dont les représentants n’ont pas été capables de lutter contre la corruption ni sanctionner les corrompus, ni apporter des réponses pour améliorer le quotidien des citoyens. S’agit-il d’un vote sanction contre tout ce qui représente le système, pouvoir et opposition compris ?
Oui pour le premier tour de la présidentielle, il fallait faire le tri. Ce tri s’est fait sur la base non contre le système mais contre la classe dirigeante. On voulait balayer la classe dirigeante qui a fait beaucoup de promesses et n’a pas été capable de les honorer. Je crois que Kaïs Saïed a retenu la leçon. Il n’a pas fait de promesses, mais des propositions. Au cas où ces propositions n’aboutiraient pas, il fera assumer la responsabilité politique au parlement devant le peuple.
Depuis l’Indépendance, les Tunisiens ont eu affaire à plusieurs premières dames, nous n’allons ni les évoquer, ni les juger, l’histoire s’en chargera. Mais on peut citer un exemple de l’histoire. L’épouse de Soliman le Magnifique Houyem, que les cours occidentales désignent par Roxelane. D’esclave elle est passée au statut de première épouse. Intelligente, intrigante, dotée d’une forte personnalité, elle a eu une grande influence sur son mari, à tel point que les ambassadeurs étrangers cherchaient son appui pour défendre leur cause auprès du grand Sultan. Les Tunisiens ont développé une aversion certaine envers ces premières dames qui se permettent d’interférer dans le fonctionnement de la vie politique. D’ailleurs, dans la Constitution, la première dame n’a pas d’attributions politiques. En connaissant Mme Saïed, quel genre de première dame serait-elle ?
Il y a plusieurs niveaux de lecture. Mais Kaïs Saïed l’a dit, il n’y aura pas de première dame. Toutes les femmes tunisiennes seront des premières dames. Il dit ce qu’il croit. Elle aussi ne cherche pas à être sous les lumières. Je la connais personnellement. Maintenant, en fin de compte, on est toujours influencé par notre entourage. De toute façon, si influence il y a, elle sera dans le bon sens. C’est une magistrate. Une femme de droit. Et les Tunisiens cherchent maintenant le règne du droit et de la légalité. Son fils a fait des études de droit. Son frère aussi est juriste.
Justement cette question complète celle qui précède, nous avons vu dans un passé proche l’influence de la famille sur la vie politique. Le frère Naoufel Saïed est-il appelé à jouer un rôle politique ?
Kaïs Saïed a affirmé que non. Seulement, durant la campagne, il faut dire que chacun a contribué de façon très volontaire. Naoufel Saïed était un volontaire parmi tant d’autres. Sauf que Kaïs Saïed avait fermé son téléphone et toute la pression a pesé sur son frère. Les médias se sont tournés vers lui. Une fois arrivé à Carthage, on va suivre Kaïs Saïed, on va le contrôler. Mais moi je dis que quand même il faut dépasser cette phobie. Je préfère composer avec une personne qui a une famille cultivée, clean, que de composer avec quelqu’un dont la famille constitue un mystère. Je crois que le peuple tunisien a été intelligent, il a su faire le vote qu’il faut et massivement pour faire du président de la République la première force du pays qui sera en mesure, je l’espère, de débloquer la situation. J’ai discuté avec beaucoup de gens, Kaïs Saïed bénéficie d’une large légitimité mais ses votants n’ont pas l’intention de lui donner un chèque en blanc. Et lui le sait, il sait que le peuple tunisien sera vigilant, parce qu’il ne veut pas se faire avoir encore une fois.
Kais Saïed a exprimé sa volonté de réformer la Constitution pour changer le système politique en inversant la pyramide, c’est-à-dire en partant de la base vers le sommet. Cela vous semble-t-il raisonnable et faisable ?
Je pense que le projet de restructuration est un projet qui est parti de La Kasbah et qui devrait faire l’objet d’une réflexion à l’échelle nationale. Mais le peuple devra se l’approprier. Les juristes commencent à débattre autour de ce projet pour l’affiner. C’est un projet de restructuration des assemblées représentatives. Ce projet part du constat que la démocratie représentative a échoué. Pour le moment, qu’est-ce qu’on fait, on élit un Parlement et pendant un quinquennat on lui donne les clés de notre destin. Pendant ce mandat, il y aura le nomadisme parlementaire, les absences. Kaïs Saïed prône une démocratie semi-directe qui se rapproche du modèle suisse. A la base, il y a la souveraineté populaire
De quelle manière va-t-elle s’exprimer ?
A travers des mécanismes. Kaïs Saïed propose la révision des mécanismes de représentativité qui doit partir d’une base très réduite. Une « Imada », un ensemble de quartiers. Ainsi, les gens sauront choisir la personne la plus compétente et la contrôler ensuite.
Revers de la médaille, ce représentant élu sera à la merci de ses électeurs. Donc du peuple, il suffit qu’un feu rouge ne fonctionne pas dans un des quartiers ou que des ordures n’aient pas été ramassées un jour pour qu’on vienne le dégager ipso facto du Parlement. Le peuple est capable des pires excès, il n’est pas exempt de défauts. Ce n’est pas une entité idéale, infaillible.
C’est pour cela qu’il faut installer des mécanismes. C’est un projet qui doit être discuté, affiné. C’est un chantier ouvert pour l’élite, pour les juristes et pour la société civile. Il faut se réapproprier ce projet. Par exemple, on peut imaginer de mettre en place un mécanisme de ne pas retirer le mandat du représentant durant les deux premières années. Une fois que le projet est ficelé, accepté, le président de la République va le soumettre au Parlement en tant qu’assemblée constituante pour l’adopter. C’est un processus de révision de la Constitution sur ce point. Ce projet essaie de combiner entre le chapitre relatif à l’assemblée législative et celui portant sur le pouvoir local. C’est une fusion entre les deux. Parce que la représentativité actuelle n’a pas marché. C’est un constat objectif. Deuxième révision importante prônée par Kaïs Saïed, elle porte sur la loi électorale, comment changer le mode de scrutin. Ce sont les deux principaux axes de la réforme juridique.
Hella Lahbib – La Presse