Tunisie : Médecins, mais évadés fiscaux !

«Quand j’ai obtenu mon diplôme de la Faculté de Médecine en 2002, j’avais un seul rêve: ouvrir mon cabinet et gagner de l’argent, après plus de 20 ans d’études pour en arriver là », lance Férida (pseudonyme), médecin âgée de 30 ans.

Le teint pâle et la mine fatiguée, la jeune femme parlait avec son comptable qui l’aidait à finaliser les déclarations (les acomptes provisionnels) devant être présentées aux recettes des finances. «Mes revenus, dit-elle (sans pour autant divulguer le montant), sont répartis entre le salaire et la couverture sociale de ma secrétaire, outre le loyer.

Le reste est destiné au fisc et au remboursement des échéances du crédit contracté auprès de la Banque tunisienne de solidarité (BTS), souligne Férida. Et d’ajouter :

« il ne me reste que peu d’argent pour me garantir une vie décente». Férida se considère comme une jeune médecin « partie de zéro ». Dans une déclaration à TAP, elle estime que les médecins comme elle « n’ont pas de fortunes à dissimuler».

«Nos revenus sont cernés car la plupart de nos patients sont des affiliés à la CNAM (Caisse Nationale d’Assurance Maladie) et aux sociétés d’assurance, donc, l’administration fiscale ne trouve pas de difficultés à nous contrôler», se défend le médecin. Pour Férida, «les grands médecins gagnent des millions chaque mois et ne les déclarent pas au fisc ».

«Leurs patients sont des gens fortunés qui ne prêtent pas d’attention à l’assurance maladie », indique la jeune médecin, ajoutant que « malgré leur importance, les honoraires des interventions chirurgicales lourdes ne sont pas déclarés au fisc ».

La jeune médecin va jusqu’à dire que la non déclaration des revenus réels, est en soi «une ingratitude envers l’Etat qui a dépensé beaucoup d’argent et a envoyé plusieurs de ces médecins en stages professionnels pour perfectionner leur niveau dans des spécialités très pointues ».

Toujours selon Férida, ces médecins, cachent leur argent, en achetant des biens, des voitures et des actions en bourse au nom des membres de leurs familles et deviennent propriétaires de ces mêmes biens à travers le don. «Ils ne laissent ainsi aucune trace », estime-t-elle.

Les medecins ne déclarent que l’équivalent de 1303 dinars

D’après des statistiques du ministère des Finances pour l’année 2013, les médecins du secteur privé, dont les dentistes, qui sont au nombre de 7800, ont déclaré, en 2013, des revenus estimés à 180 millions de dinars (MD). Pour ces recettes, ils n’ont payé au fisc que 36 millions 800 mille dinars d’impôts.

Sur la base de ces chiffres, chaque médecin paye, annuellement, 4708 dinars d’impôts, soit l’équivalent d’un revenu mensuel net de 1303 dinars. Pour les dentistes, chacun paye 1813 dinars d’impôts par an, soit l’équivalent d’un revenu mensuel de 672 dinars.

Malgré la réticence des responsables du ministère des finances à parler de ce sujet, la nouvelle directrice de la législation fiscale au sein de ce même département, Sihem Nemsia, a affirmé que la valeur des impôts payés par 75% des médecins du secteur privé n’atteint pas le montant payé par le médecin du secteur public soumis au régime de la retenue à la source.

Cela veut dire que les trois quarts des médecins ne se conforment pas à la loi des finances complémentaire 2014, précise encore la responsable. Pour le conseiller fiscal, Mohamed Salah Ayari «le ministère des finances doit mener une enquête auprès des structures de l’assurance maladie privées ou publiques afin de cerner le volume réel des activités de ces médecins ».

Il estime que le renforcement du contrôle fiscal par un capital humain expérimenté et compétent est devenu, aujourd’hui, une nécessité pour juguler le phénomène de l’évasion fiscale, que ce soit pour les médecins, les professions libérales ou les autres secteurs d’activité, sachant que l’évasion fiscale représente un manque à gagner de 50% pour l’économie nationale, selon Ayari.

«Pour réaliser cet objectif, il faut également contrôler ces contrôleurs», a-t-il encore déclaré.

Les médecins du privé ne déclarent à la CNAM que 240 MD

Pour vérifier la véracité des données présentées par les médecins à l’administration fiscale, nous avons contacté la CNAM.

La caisse nous a présenté des statistiques sur les activités des médecins du secteur privé que nous avons essayé de comparer avec les revenus que ces derniers déclarent. Selon les statistique de la CNAM, le nombre de visites médicales déclarées dans le secteur privé est estimé à 6 millions pour la médecine générale et la médecine de spécialité.

Supposons que les honoraires d’une seule visite médicale privée sont facturés en Tunisie, entre 30 et 50 dinars, les revenus des médecins du secteur privé sont donc estimés à 240 MD, soit une moyenne de 40 dinars la visite.

Outre les visites, les médecins déclarent à la CNAM, plus de 50 mille opérations d’accouchement et 61 mille actes chirurgicaux, dont le coût assuré par la CNAM atteint 26 MD pour chacune des deux activités (accouchements et opérations chirurgicales).

En supposant que 30% des coûts de ces opérations reviennent aux médecins, cela équivaut à 16 MD de revenus, soit des revenus annuels de 256 MD. Toutefois, les montants concernés par l’évasion fiscale des médecins sont importants et peuvent atteindre plus de 50% des revenus de cette profession.

Les médecins ne nient pas l’évasion fiscale mais considèrent que sa marge s’est réduite

Tout en ne niant pas l’évasion fiscale, les médecins estiment cependant que «sa marge s’est réduite», en raison de l’intensification des opérations de contrôle.

A ce propos, le docteur Faouzi Chelli, président du syndicat des médecins, a estimé que la possibilité d’évasion fiscale pour le médecin est devenue faible et se limite à quelques interventions réduites, du fait que toutes les activités des médecins sont contrôlées.

Le système de couverture sociale s’élargit de jour en jour pour couvrir les différentes catégories sociales et la plupart des pathologies, a fait savoir Chelli.

Et Chelli d’ajouter que le médecin dispose d’un livre de recettes et dépenses qu’il obtient auprès de la recette des finances et sur lequel il note toute son activité quotidienne de manière précise et continue, ce qui facilite l’opération de contrôle pour le fisc.

Pour ce responsable syndical, l’évasion fiscale peut toucher deux activités, à savoir l’activité dans les cliniques et les interventions chirurgicales ainsi que les soins médicaux prodigués aux étrangers.

Plusieurs malades interrogés, ont affirmé que «les cliniques réclament les honoraires du médecin à part pour ne pas les intégrer dans les tenues comptables de la clinique, et donc éviter de les déclarer à l’administration fiscale. Evasion fiscale des médecins : mode d’emploi

Des médecins recourent à l’acquisition de biens fonciers pour camoufler leurs profits et empêcher tout suivi, car les titres de propriété sont enregistrés aux noms de leurs fils, époux ou épouses.

L’investissement en bourse qui assure plusieurs avantages fiscaux, constitue un important moyen d’évasion fiscale pour les médecins.

Un intermédiaire en bourse qui a requis l’anonymat a souligné que plusieurs médecins investissent en bourse, au nom de leurs fils, époux ou épouses, en profitant des lacunes de la loi ou encore de l’imprécision des opérations de contrôle.

En effet, le contrôle fiscal concerne seulement les biens revenant au médecin, et ne concernent pas ceux de ses descendants et ascendants, car, chaque personne physique est considérée comme une entité fiscale indépendante, ce qui ne permet pas au contrôle fiscal de déceler cette manipulation.

Pour simplifier, quand le médecin déclare ses biens provenant d’un don de ses parents, le contrôleur ne vérifie pas son origine auprès de ces derniers, précise un contrôleur fiscal auprès de la direction générale de la fiscalité.

Le conseiller fiscal Mohamed Salah Ayari, a expliqué, cependant, que la loi impose au contrôleur de vérifier tous les biens de la personne imposable ainsi que ceux de ses descendants et ascendants.

Il a, toutefois, ajouté que «par rapport au nombre de contribuables, celui des contrôleurs reste insuffisant et rend difficile la réalisation d’opérations de contrôle exhaustif». Le directeur du service général des impôts Moez Daldoul, est du même avis.

«Le tissu fiscal en Tunisie compte 685 000 contribuables contre 1000 contrôleurs qui effectuent plus de 23000 opérations de contrôle chaque année, dont 3000 contrôles approfondis». «Le manque de ressources humaines et matériels fait que la programmation des opérations de contrôle ciblent, en premier lieu, le rendement.

«L’objectif principal est d’injecter des ressources additionnelles au budget de l’Etat », a-t-il encore affirmé. L’expert-comptable, Anis Ouhaibi, a pour sa part, estimé que les recettes des médecins ne peuvent être comparées à celles des propriétaires de cafés situées dans les zones luxueuses, lesquels sont soumis au régime forfaitaire et payent à l’Etat des miettes par an. «Le travail des médecins est dur et pénible, et ces derniers considèrent qu’il est injuste que l’Etat partage avec eux le fruit de cette activité», avance l’expert-comptable.

Les revenus des médecins peuvent atteindre 383 millions dt

Evoquer avec les médecins la question des revenus était difficile. Certains, nous ont donné des rendez-vous après 5 à 6 mois pour un petit entretien. L’assistante d’un médecin nous a révélé que son employeur reçoit, certains jours, plus de 50 patients et se trouve parfois contraint de recevoir des patients dans son cabinet jusqu’à minuit.

Il est difficile de déterminer avec précision le volume de leurs revenus, en se basant sur le niveau de vie de cette catégorie, car la majorité de leurs voitures et leurs villas ont été acquises à travers les sociétés de leasing, prouvant qu’ils ont adopté des schémas de financement à même de leur permettre d’éviter la reddition de comptes.

Certains médecins optent pour l’investissement dans les cliniques privées avec d’autres actionnaires, généralement, des confrères. Une prestigieuse clinique dans la zone du centre urbain nord de la capitale est, par exemple, la propriété d’un seul médecin et sa famille.

Selon un document du ministère de la santé sur l’activité des médecins, la contribution directe du tunisien aux dépenses de santé est parmi les plus élevées dans le monde, ce qui constitue, d’après les auteurs de ce rapport, l’une des raisons de la dégradation du pouvoir d’achat du citoyen et même de son appauvrissement.

La contribution directe des ménages aux dépenses de santé en Tunisie est estimée à 2021,7 millions de dinars destinés totalement au secteur privé. 10% de ces dépenses sont réservés aux médecins, soit l’équivalent de 202 millions de dinars.

Ceci veut dire qu’en plus de la contribution de la CNAM, les médecins percoivent directement l’équivalent de 202 millions de dinars des patients en dehors de la couverture sanitaire. Leur revenu estimatif de cette catégorie est donc de 385 millions de dinars.

Il est clair, ainsi, que l’évasion fiscale des médecins est une réalité et son taux peut atteindre 50% . « Elle n’est nullement une campagne orchestrée contre cette catégorie », comme l’a souligné le Conseil de l’ordre des médecins dans sa réponse aux mesures inscrites dans le cadre de la loi de finances complémentaire et visant à dissuader l’évasion fiscale chez cette catégorie de contribuables.

L’évasion des médecins et des professions libérales, un dossier tabou au ministère des finances

La profession de médecin et l’un des métiers libres liés à l’évasion fiscale que le ministère des finances « n’a toujours pas abordé jusqu’à ce jour avec audace et sérieux, malgré sa volonté d’adopter des dispositions visant à mettre un terme à ce phénomène qui cause des pertes au budget de l’Etat».

«Concernant l’évasion fiscale, nous ne voulons pas cibler une catégorie au détriment des autres», c’est ce que disent des responsables du ministère quand ils sont confrontés à des critiques relatives à leur manque de sérieux dans le traitement de ce dossier.

Le ministre des finances est allé jusqu’à dire dans des déclarations à des radios locales : « nous ne voulons pas entrer en confrontation avec ces professions, nous oeuvrerons à entamer un dialogue avec eux ».

Le ministère des finances a refusé de nous donner des données actualisées sur les montants déclarés par les médecins sous prétexte que cela relève des données personnelles. Les professions libérales sont soumises aux dispositions du Code fiscal (art 20 et art 21) stipulant un impôt sur les revenus à hauteur de 80% des revenus estimatifs d’un médecin.

Parmi ces métiers libres, ceux d’avocat et de médecin sont les catégories dans lesquelles, la marge de l’évasion reste très importante puisqu’ils traitent la plupart du temps avec « les personnes ». « Les médecins et les avocats ne sont pas obligés de remettre des factures, donc ils peuvent contourner le fisc», a déclaré à l’agence TAP, Mohamed Salah Ayari, universitaire et conseiller fiscal.