Dans la culture arabe, même quand les intrus sont des ennemis, on leur offre refuge et protection. L’octroi de la protection et de l’asile faisait et font encore partie de «l’idéal moral» dans les pays arabes. C’est ce qui explique d’ailleurs que Slim Chiboub, gendre de l’ancien président qui avait été de tous temps très proche des cercles influents aux Emirats arabes unis ait été entouré d’autant de soins de la part de l’aristocratie émiratie. Ceci, jusqu’à ce que de retour en Tunisie, de son propre chef, et après avoir eu toutes les garanties pour être jugé dans le respect de la loi et de la justice, on ait décidé de le maintenir en prison sans jugement depuis presqu’une année.
Une déception pour les Emiraties qui ont cru en la parole de personnalités de l’époque et une image ternie d’une justice tunisienne à 2 vitesses. Car il est plus que curieux que l’on ait livré leurs passeports à tous les enfants de Ben Ali sauf à la femme de Slim Chiboub et qu’on le laisse croupir en prison sans raisons valables ou du moins sans arguments légaux de l’avis du comité de sa défense.
Retour sur une affaire très controversée avec Me Noomane Fekih, membre du comité de Défense Chiboub.
Me, pourquoi autant de remous à propos d’une affaire sur laquelle il revient à la justice de statuer, qu’a-t-elle de spécial ?
Tout d’abord, je voudrais exprimer mes respects pour l’institution judiciaire mais cette institution qui exige le respect de nous tous doit aussi le mériter et en être digne. Je rappelle à ce propos l’affaire de Zaghouan où un litige a opposé les forces de l’ordre aux magistrats. A l’époque l’Association des Magistrats a dénoncé la non application de la loi mais si la loi n’est pas appliquée par les juges eux-mêmes alors comment l’imposer aux autres?
En principe, l’appareil judiciaire doit être au-dessus de tout soupçon et observer une parfaite impartialité ! L’affaire Chiboub nous fait douter de ce principe car indépendamment parlant des noms, de l’identité et du positionnement des personnes, nous ne pouvons considérer que cette justice a été neutre et morale. Le premier principe qu’on nous apprend dans les écoles de Droit est la neutralité qui constitue la traduction pratique du principe d’impartialité. Cette exigence doit caractériser tous les magistrats qui ne doivent jamais faillir dans « l’apparence qu’ils donnent de leur absence de préjugés ».
Je considère ce qui s’est passé dans l’affaire Slim Chiboub comme étant un scandale sur le plan légal ! Ce monsieur a achevé le 14 septembre 2015 les 300 jours, le maximum en matière de détention préventive. Le 15 il aurait dû être libéré. Cela n’a malheureusement pas été le cas, la loi n’a pas été appliquée.
Mon client aurait dû normalement comparaître le 11 septembre devant la chambre d’accusation siégeant l’été et auprès de laquelle une demande de libération provisoire a été déposée le 26 août. Dans ce genre de cas, le principe est que le parquet a droit à 8 jours pour y exposer ses motifs et soumettre ses griefs et la cour pareillement. Le fait est qu’on a pris pour prétexte le fait que certains documents manquaient pour rallonger les délais et fixer le procès pour le premier jour de l’année judiciaire.
Malheureusement, les « fomenteurs » de cette action se sont trompés de jour. L’année judiciaire démarrant le 16, c’est donc à la chambre d’accusation estivale que revenait les prérogatives de juger notre prévenu, cette chambre présidée par un juge estimable, intègre et respecté pour son souci d’application des lois a été écartée. C’est une juridiction supposée être en vacances qui a avancé son retour d’un jour spécialement pour siéger sur l’affaire Slim Chiboub. Impensable ! Quelles sont les raisons derrière ce démarrage prématuré de l’année judiciaire ? Pour nous il y a anguille sous roche !
Cela prouve-t-il que la justice a été partiale dans l’affaire de votre client ?
J’en suis sûr et certain. La justice n’a pas été neutre, impartiale et équitable. Si cela avait été le cas, le procès aurait eu lieu le 11 août et peut être que la chambre d’accusation estivale aurait refusé notre demande de relaxe et aurait maintenu le prévenu en détention. Nous aurions peut être accepté le verdict dans ce cas. Mais nous ne pouvons comprendre que l’on siège en dehors des délais légaux et par une juridiction non légale. De quoi se poser des questions sur les raisons réelles de pareils exercices. Une attitude qui suscite non seulement notre étonnement mais notre indignation parce que la justice est un état de conscience que le magistrat doit adopter, vivre et ressentir. La satisfaction d’avoir rendu justice ne peut être ressentie que lorsque le juge estime avoir appliqué la loi sur le fond et la forme. Ce qui n’a pas été le cas en ce qui concerne Slim Chiboub.
Pourquoi en êtes-vous si sûr ?
Non seulement je le pense mais tous les faits le prouvent. Car si vous comparez ce qui s’est passé le 15 septembre avec les audiences précédentes, vous serez surprise du caractère expéditif de ces dernières. Le jour même où le dossier arrivant du pôle judiciaire, atterrissait au Palais de Justice, le parquet exprimait ses griefs dans les heures qui suivaient et la cour siégeait. Cette fois-ci tous les moyens ont été déployés pour proroger au maximum la tenue de l’audience. Ce qui confirme que derrière ces reports à répétition, il y a des raisons occultes. Seraient-elles d’ordre politique ? Justifiées par les manifestations à propos de la loi sur la réconciliation ? Peut-être. Mais la justice doit-elle se plier à la loi et aux pressions de la rue ? Je me garde personnellement de la considérer comme étant soumise à des instructions venant de je ne sais qui ou dictées par les mouvements de rues.
Pensez-vous vraiment que c’est la rue qui est derrière le maintien de Chiboub en prison ?
5 ans sont déjà passés et le peuple n’est pas aussi vindicatif qu’on le pense, autant il est important pour un grand nombre de Tunisiens de restituer les biens spoliés autant il se garde de la logique d’emprisonner qui que ce soit juste par désir de vengeance. Quand vous parlez aux gens, ils vous disent, qu’on rembourse à l’Etat son dû, le but n’est pas d’emprisonner les gens ! Comment ambitionner un Etat de droit et attirer des investisseurs si on est jugé pour délit de « parenté » ?
Justement, je ne voudrais pas entrer dans les détails, mais sachez que le dossier de Slim Chiboub est vide et comme vous venez de le dire, la vision de la Tunisie de demain reste assez floue et ne porte en elle aucune visibilité car les institutions sur lesquelles on fonde un pays pour en faire un Etat de droit sont elles-mêmes sujettes au doute et tâtonnent.
Parmi ces institutions, l’institution judiciaire qui n’arrive pas à se frayer un chemin vers la justice, l’application de la loi en toute impartialité et objectivité. C’est en dessous des ambitions du peuple qui s’attends à ce que l’institution judiciaire se prémunisse contre les pressions politiques et la mise sous influence de ses décisions. Il s’agit d’appliquer la loi sur tous les citoyens tunisiens sans distinction ou discrimination aucune.
Slim Chiboub s’est présenté de lui-même pour être jugé dans son pays, il a démontré qu’il avait confiance en la justice de son pays, devons-nous le mettre au même pied d’égalité avec ceux qui ont fuient le pays ? Son maintien en prison est-il pour des raisons politiques ? En agissant de la sorte, que cherche notre justice ? Face à la parodie de justice que vit la Tunisie, quelles conclusions doivent tirer les pays qui ont offert l’asile à ceux qui ont préféré quitter notre pays ? Et comment pouvons-nous demander aux fugitifs de rentrer chez eux pour y subir des procès équitables ? Si quelqu’un se présente de son plein gré et on lui dénie les règles élémentaires de droit et de justice allant jusqu’à le séquestrer, que devons-nous attendre des autres ? Slim Chiboub leur a dit, je suis là et tout ce que je possède est à votre disposition avec toutes les assurances et les garanties qu’il faut, faites autant d’enquêtes que vous le voulez et on lui refuse la liberté provisoire ?
Le juge d’instruction qui a instruit l’affaire Chiboub a ordonné sa relaxe à deux reprises, le parquet ne refuse pas le principe de sa libération à deux reprises et va même jusqu’à la requérir et c’est la cour qui oppose son véto ! Ces décisions posent un grand problème parce qu’elles ne sont pas soumises à un recours auprès de la cour de cassation. C’est-à-dire que nous sommes en face d’un juge qui pense qu’il a tous les droits et toutes les attributions et qu’il n’est soumis à aucune autorité de contrôle. Et dans le cas présent, c’est un juge sans réelles attributions qui a émis un jugement puisqu’il était en vacances, donc comment pouvait-il être en vacances et présider une instance de justice ?
Ce juge a interrompu sciemment ses vacances pour présider l’audience de Slim Chiboub et prendre la décision de son maintien en prison ? Il a d’après vous agit dans l’illégalité. Qu’en est-il du ministère de la Justice et des instances de contrôle ? Qu’en est-il de l’Instance supérieure de la magistrature qui peut se prononcer face aux dépassements commis par certains juges ? Sommes-nous face à la dictature des Juges ?
Je considère que la décision du juge est délictueuse puisque prise par un magistrat censé être en vacance alors que l’année judiciaire n’a pas encore démarré. Le plus triste dans tout cela est que ses décisions sont discrétionnaires, il n’a pas à les justifier, il s’est arrogé le droit de maintenir un citoyen tunisien en prison en signifiant la non relaxe par trois ligne.
L’inspection sise au ministère de la Justice pourrait prendre des mesures à l’encontre de ce juge mais qu’est-ce que cela peut m’apporter à moi ou à mon client qui croupit en prison sans raisons valable ?
D’autant plus qu’elle n’a jamais été efficiente. Même chose pour l’Instance supérieure de la Magistrature à laquelle le caractère provisoire ne donne pas un grand pouvoir et qui subit à longueur de temps des pressions de toutes parts. Mais indépendamment parlant de l’instance ou de l’inspection, nous estimons et nous appelons les magistrats à se situer au-dessus des débats politiques stériles et à se prémunir des pressions de la rue. Car les magistrats émettent des jugements au nom du peuple mais c’est la justice et l’application de la loi qui doivent prévaloir. Le principe est de rendre justice, la loi est un ensemble de règles que l’on doit appliquer sans parti pris et en toute âme et conscience. Ibnou Khaldoun avait dit que « La Justice est le fondement de la civilisation et que l’injustice est le présage de la dévastation. A méditer ».
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali