A l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse le 3 mai, ARTICLE 19,Reporters sans frontières, l’association Vigilance, le Centre de Tunisie pour la Liberté de la Presse (CTLP), le Réseau Euro-Méditerranéen des Droits de l’Homme, Community Media Solutions (CM Solutions), le World Association of Community Broadcasters (AMARC), la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et AL Bawsal alertent sur les nombreux défis que devront relever les autorités tunisiennes pour protéger la liberté d’expression et d’information.
Le début de l’année 2015 se caractérise par une recrudescence des exactions à l’encontre de la liberté de la presse. Le nombre élevé d’agressions recensées contre les journalistes et blogueurs ainsi que les restrictions à la liberté d’expression et d’information prévues dans plusieurs projets de loi sont sources de vives inquiétudes.
Dès lors, les organisations susmentionnées s’inquiètent face à la multiplication des pressions dont font l’objet les acteurs de l’information et rappellent aux pouvoirs publics la nécessité de protéger leur sécurité physique et juridique tout en leur facilitant l’exercice de leur mission. A ce sujet et suite à l’annonce de l’exécution de Sofiane Chourabi et NadhirKtari par un représentant du Ministère libyen de Justice et non confirmée par les autorités tunisiennes, le mercredi 29 avril, il est urgent que toute la lumière soit faite sur le sort des deux journalistes de la chaîne First TV disparus en Libye depuis le 8 septembre 2014.
Par ailleurs, les organisations signataires appellent à la révision des projets de lois liberticides à l’encontre de la liberté d’expression et de presse, tels le projet de loi de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent et le projet de loi sur la répression des atteintes contre les forces armées. Ces textes représentent une véritable menace pour la mise en place d’un paysage médiatique libre, pluraliste et indépendant, notamment lors de la couverture d’événements d’actualité liés à la lutte contre le terrorisme.
Enfin, les organisations signataires rappellent que les autorités se doivent de respecter les garanties prévues par les articles 31 et 32 de la Constitution ainsi que les engagements internationaux pris par la Tunisie en matière de liberté d’expression et d’information.
1/ Des exactions en hausse à l’encontre des acteurs de l’information :
Depuis le début de l’année 2015, plus de 30 agressions ont été commises contre des journalistes, dont une majorité dans les régions. Les agents des forces de l’ordre en sont souvent les premiers responsables, notamment à l’égard des travailleurs du secteur de l’information qui couvrent des manifestations.
Le 18 Février, six journalistes de la Télévision nationale, d‘EL Moutawasset TV et de la radio Shems FM ont été insultés, frappés et menacés avec des armes par des agents de la garde nationale à Kasserine, alors qu’ils assuraient la couverture médiatique de l’attentat terroriste de Boulaaba.
En outre, plusieurs condamnations ainsi que l’ouverture de poursuites ont été constatées. En janvier, le blogueurYassine Ayari, civil, s’est vu condamné par un tribunal militaire sur la base du code de justice militaire à une peine de six mois de prison ferme, pour atteinte à l’armée, suite à la publication de statuts sur son compte Facebook. Le blogueur a bénéficié d’une libération conditionnelle, le 16 avril 2015.
Le même mois, le blogueur et correspondant de Jawhara FM, Mounir Chedli, était poursuivi sur la base du décret loi n°2011-115 et du code des télécommunications. La plainte déposée contre lui pour diffamation par le Gouverneur du Kef, faisait suite à la publication de statuts facebook critiquant la lenteur des réformes de développement dans la région. Le jugement devrait être rendu le 30 avril.
La journaliste de Radio Kef, HanaMedfaï, a été pour sa part poursuivie sur la base des articles 55 et 66 du décret loi n°2011-115. Alors qu’elle animait une émission sur la pédophilie en mars 2014, la journaliste a été accusée de diffamation pour des propos tenus par un des intervenants du programme. Après plusieurs auditions, l’affaire s’est conclue par un non-lieu en mars dernier.
Par ailleurs, il est important de rappeler qu’aucune information fiable n’a filtré de la part des autorités tunisiennes sur l’enquête menée suite à la disparition des deux journalistes Sofiane et Nadhir.
Au vu de la détérioration générale du climat pour les médias, les organisations susmentionnées appellent à lutter contre l’impunité des violations commises à l’encontre des acteurs de l’information. Le sentiment d’impunité ne disparaîtra que si toutes les allégations de violences contre les journalistes font objet d’une enquête complète et si la justice condamne tous les débordements, en poursuivant les responsables des actes de violence et en appliquant systématiquement le régime le plus protecteur pour les journalistes et blogueurs, lors des jugements des affaires de presse.
2/ Des projets législatifs inquiétants menaçant la liberté d’expression et d’information :
En mars et avril 2015, le gouvernement a soumis au parlement deux projets de loi, le premier relatif à la lutte contre le terrorisme et l’interdiction du blanchiment d’argent (le 26 Mars), le second à la répression des atteintes contre les forces armées (le 8 avril). Ces deux projets de loi ont suscité une très vive inquiétude parmi les journalistes, les blogueurs et la société civile car certaines dispositions sont susceptibles de restreindre fortement la liberté de l’information en Tunisie.
Le projet de loi anti-terroriste fait peser par exemple des menaces sérieuses sur le droit des journalistes à protéger la confidentialité de leurs sources (articles 35 et 36). De plus, l’utilisation d’une terminologie vague et ambigüe au niveau des infractions terroristes dans ce projet de loi, telle que « l’apologie du terrorisme » autorise des interprétations hautement subjectives. Celles-ci pourraient se traduire en pressions inacceptables sur les médias lors de la couverture de l’actualité en rapport avec des activités terroristes présumées ou avec l’attitude des autorités à l’égard de ces activités, voire lors de diffusion d’opinions critiques à l’égard de la politique gouvernementale.
Le projet de loi relatif à la répression des atteintes contre les forces armées prévoit des atteintes extrêmement graves à la liberté d’expression. En énonçant des peines lourdes pour « outrage » aux forces armées, l’article 12 ouvre la voie à une répression généralisée de toute opinion critique à leur encontre. Ce type de textes liberticide ne peut que favoriser le retour de la censure et de l’autocensure.
Les organisations signataires rappellent que toute restriction de la liberté d’expression doit s’inscrire dans le cadre du respect total des principes du droit international relatifs à la légalité, à la légitimité de l’objectif poursuivi par la mesure de restriction, et à la proportionnalité de la mesure de restriction au regard de l’objectif poursuivi.
Les organisations signataires soulignent le rôle essentiel d’une autorité judiciaire indépendante pour le contrôle préalable et à posteriori des procédures.
3/ Des défis pour le nouveau cadre juridique de la presse et la communication audiovisuelle :
En application de la constitution de Janvier 2014, les décrets loi n°2011-115 et n°2011-116, respectivement relatifs à la liberté de la presse et à la communication audiovisuelle, seront remplacés par des nouvelles lois organiques régissant le secteur médiatique. L’élaboration de ce nouveau cadre juridique offre l’occasion de remédier à certaines insuffisances des décrets susmentionnés.
Les organisations signataires soulignent qu’il demeure primordial que les différents acteurs du secteur médiatique aboutissent à un consensus sur les principaux amendements pertinents des décrets loi 115 et 116. La présentation d’un projet de loi par la société civile renforcerait ses chances d’être adopté par l’Assemblée des Représentants du Peuple. Ce nouveau projet de loi devra comporter des garanties légales en vue d’assurer l’indépendance de l’instance constitutionnelle de la régulation de la communication audiovisuelle, la mise en place d’un mécanisme d’autorégulation de la presse et la pérennité des médias associatifs car ceux-ci contribuent au pluralisme du paysage médiatique.
Les organisations signataires rappellent par la même occasion l’importance du droit d’accès à l’information comme catalyseur de la liberté d’expression et d’information.
Actuellement, le projet de loi organique relatif au droit d’accès à l’information est en cours d’examen au sein de l’assemblée. Les organisations susmentionnées exhortent le législateur à prendre en considération les recommandations issues des auditions de la société civile, notamment en ce qui concerne le renforcement de la diffusion proactive de l’information, l’amendement des articles se référant au régime de sanctions et la définition précise et claire des domaines d’exception au droit d’accès à l’information.