Lettre ouverte:
Que défends-tu en définitive? La polémique au sujet de la présidence de la Commission parlementaire des finances, où les invectives semblent vouloir personnaliser le débat alors que l’objet du litige est d’importance, c’est encore une manière de «tromper» l’opinion. Certes, l’on peut reprocher à ton «concurrent» pour le poste de président d’user aussi de provocations, mais lui, au moins, on sait ce qu’il défend.
Que défends-tu en définitive ?
Je pose cette question de plein droit, en tant que citoyenne d’abord mais surtout en tant que «constituante», car les trois années passées à l’Assemblée n’ont pas suffi à m’éclairer sur les fondements de ta pensée ni sur les principes auxquels tu tiens.
Si je dois «accepter» que tu me représentes au Parlement en tant qu’«opposant» à la tête de cette commission primordiale et que tu t’ériges ainsi en «porte-drapeau» de l’opposition parlementaire, du moins sur les questions économiques, je suis en droit de savoir ce à quoi je dois m’attendre, question qui n’a pas lieu d’être si le Front Populaire obtient gain de cause, car, encore une fois, la ligne politique de ce parti est claire et cohérente.
Que défends-tu en définitive ?
Comme décrits plus haut, ce ne sont ni ta compétence ni ton passé de militant que je mets en cause, car tout simplement je suis convaincue qu’il n’y a pas de doutes en la matière. Je suis la première à témoigner que tes qualités de tribun hors pair on parfois sauvé la mise à l’Assemblée constituante. A titre d’exemple, ton intervention lors du vote de la Constitution sur la liberté de conscience est pour moi un «must», une référence en la matière, et tous ceux à qui j’ai conseillé de la visualiser sont témoins de ma bonne foi. Mais le bas blesse quand il s’avère que tes prises de position durant les trois ans de mandat de constituant ont été d’une variété déroutante, défendant la chose et son contraire et rendant ton positionnement politique indéchiffrable.
Que défends-tu en définitive ?
Pour étayer cette interrogation que certains pourraient trouver agressive voire non fondée, je vais revenir sur quelques unes des étapes décisives des trois années passées et rappeler les décisions que tu avais prises à chacune d’elles.
Tout ce que j’avancerai dans cette lettre est vérifiable, soit par le biais des enregistrements audio des débats des commissions, soit par le biais des procès verbaux, ou encore par le biais de documents publics (pétitions, photos officielles, etc.).
– En tout premier lieu, je dois rappeler un souci majeur. Tu étais en effet rapporteur de deux commissions traitant des droits et des libertés, l’une constitutionnelle, l’autre législative. Malgré la fonction de première importance qui t’était dévolue, tu avais brillé par ton absentéisme récurent. Cela a fortement pénalisé en particulier la défense de «nos» valeurs au sein de la commission dont j’étais membre (la constitutionnelle), laissant à la présidente de celle-ci une liberté de manœuvre inespérée dans la rédaction des rapports. Pourtant, à ce moment-là (c’était en 2012) tu étais farouchement «opposant» à la Troïka…
– Ensuite, vinrent les votes au sein de cette même commission. Tu t’étais abstenu de voter à l’article 21 sur l’égalité des citoyens (resté pratiquement inchangé dans la version finale du texte constitutionnel), alors qu’il avait été adopté par la quasi unanimité des députés présents.
Pour l’article des droits de la femme (article 27 à ce moment-là), tu avais «disparu» juste au moment du vote alors qu’il y avait cette version proposée par nos collègues d’Ennahdha qui traitait de la complémentarité et qui avait finalement bénéficié de la majorité des voix (12 dont deux pour «incompréhension» du texte, qui se sont rétractés par la suite après la polémique qui en a découlé). Pourtant tu avais assisté au débat houleux qui avait précédé et nous nous attendions de ta part un soutien sans faille.
Pour les articles portants sur les droits socioéconomiques, tu défendais une vision libérale (peu de place laissée à l’état dans son rôle de régulateur), alors que tu appartiens aujourd’hui à une composante qui se présente comme «socio-démocrate». Alors, es-tu plutôt un «libéral» ou un «socialiste»?
– A l’instar de tes collègues d’Al Joumhoury, tu n’avais pas signé la pétition dénonçant le projet constitutionnel du premier juin 2013. La raison avancée alors était que celle-ci prenait en compte le président transitoire de la République dont vous dénonciez la légitimité. En effet, cette pétition, en plus d’être adressée à tous les citoyens, à la société civile et aux organismes nationaux (UGTT, UTICA, LTDH et conseil des avocats), avait aussi pour objectif de mettre Moncef Marzouki devant ses responsabilités et lui demander de ne pas ratifier ce projet transmis par le président de l’Assemblée. Tu n’avais donc pas appuyé cette cause cruciale sous ce prétexte, alors que ton parti a été par ailleurs un des acteurs du dialogue «national» initié par ce dernier à Dar Edhieffa, dialogue que nous avions contesté d’ailleurs à l’instar du Front populaire, car il excluait l’UGTT de la donne -l’UGTT qui, rappelons-le, a été l’initiateur du premier dialogue national en octobre 2012 boycotté entre autres par MM lui même. Ton parti et son chef ont même tenté par la suite (fin 2014) de négocier une alliance avec ce même Marzouki lors des présidentielles. Alors, le président transitoire était-il finalement légitime ou pas?
– Tu as été en personne un acteur clé du coup de force perpétré par le président de l’Assemblée afin «d’officialiser» ce fameux projet falsifié de la Constitution. Faudrait il que je rappelle cette photo de groupe dans laquelle tu es l’unique membre du groupe démocrate à avoir accepté de poser, entouré de quelques députés de la Troïka? Faudrait il que je rappelle les conditions dans lesquelles cette photo a été prise, à l’insu des députés réunis en plénière, entérinant en catimini ce «coup d’Etat» constitutionnel par la signature du président de l’Assemblée et du rapporteur général de la Constitution?
Inutile d’enfoncer le clou en rappelant aussi que tu n’avais pas participé à nos vives protestations lors de la cérémonie officielle de présentation dudit projet de Constitution, le premier juillet 2013.
En résumé, d’opposant farouche au gouvernement de la Troïka en 2012, affublé d’une passivité inquiétante vis-à-vis du projet constitutionnel islamiste, tu es passé ensuite à «autre chose», te rapprochant insidieusement de cette même Troïka que tu dénonçais si vivement quelques mois plus tôt.
Aujourd’hui tu es désigné par un groupe disparate de députés dont certains sont des ex-toïkistes notoires. Ainsi tu voudrais me convaincre que vous êtes sensés représenter cette opposition parlementaire dont on a tellement besoin pour équilibrer un tant soit peu le paysage politique face à une majorité hybride et quasi hégémonique?
A quoi veux-tu qu’on s’attende de ta part face aux défis qui s’annoncent?
Tu comprendras l’impossible réponse à cette question et le doute gigantesque qui prévaut. Vendredi prochain aura lieu le vote quant au choix du président de la Commission des finances.
Pour le bien de la préservation de la démocratie naissante dans notre pays qui pâti tellement de l’opacité du paysage politique et des pressions géo-politiques, je te demande de renoncer à ta candidature et de convaincre tes collègues de voter en faveur de celle du Front populaire.
Cela ne sera pas suffisant pour préserver les services publics d’une privatisation à outrance, ni pour garantir la protection de la classe moyenne qui s’appauvrit de jour en jour, ni pour «bloquer» certaines réformes nuisibles prévues dans le code d’investissement et dans d’autres projets économiques, car comme tu le sais, le gouvernement bénéficie d’une majorité écrasante ne laissant pas la place au doute. Mais au moins, cela permettra à ceux qui portent légitimement le statut d’«opposition» grâce à un positionnement politique cohérent de «porter la voix» de ceux qui ne se sentent pas représentés par la majorité au pouvoir.
Démocratiquement vôtre, Selma Mabrouk