Suite aux récente déclarations du chroniqueur français Laurent Ruquier lors de sa dernière émission concernant le candidat à la présidence Béji Caïd Essebssi. l’écrivaine Hélé Béji a rédigé une lettre afin de répondre à l’animateur voici ce qu’elle a écrit:
Cher Laurent Ruquier,
Je me suis bien amusée à votre émission de samedi dernier, 29 novembre. Il m’est revenu en mémoire qu’un nonagénaire juvénile, Stéphane Hessel, aujourd’hui disparu hélas, avait fait un tabac il y a quelques années avec son “Indignez-vous !”.
L’âge avancé de cet auguste vieillard n’avait pas donné lieu à de franches rigolades sur les plateaux, autant qu’il m’en souvienne. Au contraire, ce ne furent qu’éloges et béatitudes devant sa “jeunesse d’esprit”.
Railler, un si facile plaisir
Certes, vous avez parfaitement le droit de ne pas éprouver le même engouement pour notre candidat à la présidence de la République tunisienne, l’octogénaire et spirituel Béji Caïd Essebsi, même si près de la moitié du peuple tunisien l’a placé comme favori pour le second tour des élections. Je vous assure que si vous l’invitiez, il crèverait le plafond de l’audimat comme Hessel, et volerait la vedette à vos jeunes chroniqueurs.
Mais vous ignorez tout de sa langue, ce n’est pas votre faute. Vous êtes privés du plaisir de son éloquence et de la saveur de son humour. Sa tête muette ne vous revient pas, forcément. Il n’est pas votre candidat. Soit. On est en démocratie. La sympathie ou l’antipathie sont des droits de l’homme. Railler est un des plaisirs exquis, sacré de la liberté d’expression, surtout quand on ne comprend rien à ce que dit l’autre.
La dignité d’un vieux, cette farce comique
Les Tunisiens sont des nigauds. Ils font du sentiment avec leurs vieux, quelle ânerie ! Non, la vieillesse n’a aucune dignité, on peut lui tirer la langue, on peut la pincer, on peut lui faire la grimace. C’est hilarant. Et puis, qu’est-ce que cela, la dignité humaine ? C’est comme l’honneur pour Falstaff. Un mot. Du vent. Un écusson funèbre. La vieillesse est une bouffonnerie. Mais Abraham était un patriarche vénérable. Oui, et alors ? Aujourd’hui on est d’une autre époque, chacun est libre de s’éclater comme il veut, non mais sans blague ?
Quel mal y-a-t-il à jeter à la foule un scalp de vieillard, afin que tout le monde se bidonne en chœur devant le petit écran ? Au même moment, pas très loin de l’Europe, il y en a qui rient à gorge déployée en brandissant au bout de leurs sabres la tête de quelque infidèle à qui ils ont ôté à tout jamais le droit de vieillir.
Ce spectacle leur donne le fou rire. Ils se roulent par terre en poussant des cris de joie devant leur vidéo. Chaque peuple a ses usages, chaque culture ses récréations. En-deçà des Pyrénées, la dignité d’un vieux est une farce comique. Au-delà des Pyrénées, la vie d’un journaliste en est une autre. Mais bon, ici vous avez compris que je blaguais, n’est-ce pas ? Vous avez le sens de l’humour, vous.
De Stéphane Hessel à Marion Maréchal-Le Pen
Pour être un peu plus sérieux, j’aimerais vous rapporter les réflexions d’un célèbre philosophe français, Régis Debray, tirées de son livre sur la vieillesse, “Le bel âge”. Vous devriez l’inviter, à condition qu’il accepte, car je ne suis pas sûre qu’il soit bien disposé à servir ce qu’il appelle “l’idiotie triomphante”. Mais sait-on jamais ?
Avec un peu de chance… Son humour décapant sur les “ploucs hypnotisés par les toquades du jeunisme” vous plaira, car vous savez rire de tout, même de vous-mêmes, pas vrai ? Il vous expliquera qu’il faut se méfier des “dés pipés par le simplisme biologique”. Il vous rappellera que les révolutionnaires français, dont vous êtes issu, savaient rendre un hommage appuyé au grand âge, en inscrivant dans le calendrier, au mois de Fructidor, la” Fête de la vieillesse” ; que Saint-Just voulait que le vieillard fût transporté sur la place publique pour “prêcher la haine des rois et l’unité de la République”.
Il vous dira combien les résistants français, tous très jeunes, avaient pour idoles des vieillards tels que Gide, Valéry, Martin du Gard. Et il vous demandera “entre M. Stéphane Hessel, nonagénaire sans allégeance, et la jolie demoiselle Le Pen, élue au suffrage universel, de quel côté vous placeriez la jeunesse du monde ? Le miracle, la candeur, l’espérance, la chaleur d’âme ?” À vous de choisir.
Je terminerai sur cette formule que j’emprunte à Debray, dont le trait gaulois ne vous offensera pas, j’en suis sûre : mieux vaut la compagnie d’un vieux sage que celle d’un jeune con.