-Donc, vous ne croyez pas en une réelle contradiction entre Ennahdha et Nida Tounes.
-Absolument pas ! D’ailleurs, je me demande pourquoi ferme-t-on les yeux sur M Hamed Karoui qui préside à la réunification des Destouriens et des Rcédistes pendant qu’on amplifie la situation de M Essebsi.
J’aimerais bien savoir si le problème a un rapport avec la personne de ce dernier ou bien se rapporte à son parti, car dans le premier cas, il ne faut pas oublier qu’il était le candidat de Ennahdha à la présidence et que c’était Moncef Marzouki qui a perturbé ces épousailles.
En effet, si ce n’était son intervention, s’il n’avait pas gâché le jeu, Essebsi serait, aujourd’hui, président. J’ai vu de mes propres yeux à quel point les rapports étaient intimes entre ce dernier et M Rached Ghannouchi, ce qui m’a poussé à leur demander pourquoi fomentent-ils toute cette tempête médiatique, alors qu’ils sont si familiers.
-Pourquoi, selon vous, les dirigeants de Ennahdha craignent le rapprochement entre le Front Populaire et le Mouvement Populaire ?
-Ennahdha est, furieusement, contrariée par le Front Populaire. Ces contrariétés se sont accentuées quand il était établi que le Mouvement du Peuple s’y est inscrit aussi bien politiquement qu’au niveau du militantisme. Parce qu’il lui était facile d’accuser les composantes du Front d’infidélité et d’athéisme, alors qu’elle est incapable de le faire avec notre parti, parce que ses partisans savent pertinemment bien que nous pratiquons nos rites religieux plus qu’eux.
A titre d’exemple, j’ai, personnellement, fait le pèlerinage à quatre reprises, alors que certains de leurs dirigeants n’ont même pas fait ne serait-ce qu’une seule fois une « omra» (petit pèlerinage).
De plus, le discours nationaliste nassérien est proche des sentiments du peuple, c’est pourquoi ils éprouvent de l’appréhension vis-à-vis de cette coalition entre la gauche marxiste et la gauche nationaliste dans le cadre d’un seul front sous le titre d’une gauche sociale affranchie, dans une large mesure, de la haute charge idéologique, qui est bien ancrée dans les soucis et les problèmes du citoyen et bien collée à ses préoccupations quotidiennes et qui exprime, sincèrement, ses attentes. Ces militants sont connus pour avoir lutté côte à côte au temps de la répression à l’époque de Bourguiba et à celle de Ben Ali que ce soit au sein du mouvement estudiantin, dans les syndicats, dans le cadre des associations des droits de l’homme…
Donc, ce rapprochement entre les deux parties dérange, énormément, Ennahdha dont certains ministres ont, expressément, menacé de supprimer le Mouvement du Peuple s’il ne quitte pas le Front Populaire. Elle essaye, toujours, d’asséner un coup à ce dernier en jouant sur les quelques problèmes et contradictions se trouvant en son sein. Ennahdha est persuadée que son avenir serait assuré si jamais elle parvenait à démanteler ce rival coriace très gênant.
-Peut-on dire que la décision de se retirer du Front Populaire par la nouvelle équipe dirigeante du Mouvement du Peuple est dictée par les ténors de Ennahdha que vous avez, récemment, dénoncés et que ce dernier est, donc, infiltré par le parti au pouvoir ?
-En vérité, je ne dispose pas de détails, mais je sais qu’il existe, actuellement, un point de vue prédominant chez les dirigeants du Mouvement du Peuple refusant la confrontation avec le pouvoir quel qu’il soit à l’image de quelques nationalistes qui refusaient d’emprunter cette voie hostile à l’égard de Ben Ali et qui appartenaient à ce qu’on appelait l’Union Démocratique Unioniste. Donc, ce qui se passe, aujourd’hui, n’est que le prolongement de ce courant qui nous a rendu la vie amère par le passé. Ses adeptes estiment que l’époque des confrontations est, historiquement, révolue, ils préfèrent occuper une position qu’ils appellent « l’opposition de la marge » plutôt que d’entrer dans un conflit avec les autorités. De plus, ils ne voient pas d’inconvénient de conclure des coalitions avec ces dernières d’autant plus qu’il y a des recoupements entre eux du moins en ce qui concerne l’identité et ils considèrent que Ennahdha a un projet sociétal où ils pourraient converger sur plusieurs points et établir, éventuellement, une coopération avec elle.
-Qu’est-ce que vous reprochez à cette approche au juste?
-C’est une approche erronée que nous refusons, catégoriquement, car nous considérons que Ennahdha est un mouvement qui n’est pas indépendant mais représente le projet de l’organisation internationale des frères musulmans, un projet qui ne répond, aucunement, aux besoins des patries. Leur seul souci c’est de dominer l’Etat et se soumettre la société en vue de les instrumentaliser et servir leurs ambitions. Je reste persuadé que le projet du mouvement Ennahdha et de l’organisation internationale des frères musulmans n’est pas sociétal mais vise plutôt la conquête du pouvoir. En témoignent les deux années de pouvoir pendant lesquelles le gouvernement de Ennahdha n’a rien changé au niveau des choix économiques et sociaux et poursuit, toujours, les mêmes politiques qu’il applique d’une manière pire que l’ancienne avec une administration incompétente.
Ces frères musulmans veulent mettre la main sur les richesses des pays qu’ils gouvernent et ce à travers les sociétés internationales qu’ils possèdent, et c’est ce qu’ils sont en train de faire en Tunisie où ils essayent d’acheter les terres agricoles par le biais du code des investissements et ce qu’ils appellent les « titres islamiques ». Ils comptent détruire l’ancien système bancaire et les banques nationales et les supplanter par ce système, prétendument, islamique et des établissements bancaires dont on ignore le financement, les programmes, les projets et les propriétaires. C’est pour toutes ces raisons que nous considérons que notre projet national se contredit, fondamentalement, de celui des frères musulmans, ce sont les raisons qui nous laissent nous éloigner de l’ancienne approche chère aux nationalistes du l’UDU et quitter le parti.
-Etes-vous d’accord avec ceux qui soutiennent que ce qui s’est produit en Egypte est un coup d’Etat militaire ?
-Pas du tout ! Le peuple égyptien a, le 25 juin 2011, fait une révolution qui était inspirée de celle du 17 décembre 2010 de Tunisie. Il s’attendait à élire un président de la République avec lequel il passait de la dictature à la démocratie, de l’économie basée sur l’exploitation à une économie où les richesses nationales seraient réparties d’une manière équitable en faveur des pauvres. Mais malheureusement, il s’est trouvé devant une pieuvre aux ramifications internationales s’appelant l’organisation mondiale des frères musulmans dont le fer de lance en Egypte est le parti de la liberté et de la justice qui voulait s’approprier l’Etat et en faire une confrérie musulmane comme c’est le cas chez nous et ce à travers les nominations basées sur la loyauté, la destruction de l’économie nationale et l’encouragement de l’économie parallèle, le renoncement à la souveraineté nationale.
Et les faits qui l’attestent sont nombreuses : le président déchu, Morsi, s’est adressé, dans une lettre, au président de l’entité sioniste, Simon Perez, en lui disant « mon cher », chose que même Anouar Sadat n’a pas faite, il a cédé les richesses de l’Egypte en préservant les avantages dont jouissait cette entité en matière de gaz naturel en le lui vendant à un prix préférentiel qui est six fois moins le prix mondial, il a planifié ce qu’on appelle le projet de Sinaï pour expatrier les Palestiniens et les y loger pour résoudre la difficulté de l’équilibre démographique en Palestine occupée. Le peuple égyptien s’est trouvé face à un pouvoir pire que celui de Moubarak, alors « Tamarrod » était né, un mouvement conçu pour rectifier le processus révolutionnaire.
Il a réussi à faire descendre dans la rue plus que 30 millions, un précédent historique jamais connu auparavant, puisque aucun peuple ne s’est mobilisé aussi massivement autour de revendications politiques ou sociales. Si M Morsi et les frères musulmans étaient patriotiques, ils se seraient soumis à la volonté populaire et auraient annoncé une feuille de route exactement comme celle établie par l’armée en vue de mettre fin au pouvoir de Morsi et procéder à des élections anticipées et auxquelles ne se présentera pas ce dernier.
C’était la voie indiquée pour éviter l’effusion de sang, faire aboutir la transition démocratique et renforcer le processus révolutionnaire, mais, vu leurs objectifs antinationaux et leur soif de pouvoir, ils s’y sont agrippés sans prêter la moindre attention au prix que cela pourrait coûter. Dans ces circonstances, l’armée était dans l’obligation d’intervenir, c’était son devoir de le faire pour protéger la vie des Egyptiens, et elle n’est intervenue qu’après l’ultimatum donné aux forces politiques et, en particulier, à Morsi et ses frères qui, aveuglées par le pouvoir, ont refusé de céder quoi que ce soit.
Et actuellement, ils essayent de détruire l’armée en provoquant sa division comme on a fait avec celle de la Syrie avec la création de ce qu’on appelle l’armée syrienne libre. Dernièrement, on a saisi, en Egypte, un container contenant de grandes quantités de tenues militaires de l’armée égyptienne qu’on comptait, très vraisemblablement, distribuer aux partisans des frères musulmans pour donner l’impression que c’est l’armée qui les porte, ce qui donnerait lieu à une guerre civile.
-Votre nom figurera-t-il dans la liste des futurs démissionnaires annoncée par Mongi Rahoui au cas où les questions litigieuses de la Constitution ne seraient pas résolues ?
-La validité de l’ANC est périmée, et j’ai annoncé cela à maintes reprises et depuis son enceinte. Cette constituante est, actuellement, prise en otage par Ennahdha et consorts, ce qui veut dire qu’on est devant deux choix : soit qu’on la libère de l’emprise de ces derniers, soit qu’on y mette fin, parce qu’elle est devenue une charge aussi bien pour l’ensemble de l’opération politique que pour le processus de la Révolution et la société. Sa dissolution est une question de temps et rien de plus.
Concernant les démissions, sachez que j’en ai déjà rédigé la mienne avec Ahmed Khaskhoussi et d’autres collègues, depuis le 16 octobre dernier, mais ces derniers ont refusé de les présenter à l’assemblée dans l’espoir de la réformer de l’intérieur. Je crois que certains députés vont rejoindre M Khaskhoussi, qui a bien fait de démissionner, dans les quelques jours qui viennent dans le cas où il n’y aurait pas de révisions radicales dans le travail de la constituante et la mentalité des députés de la majorité.
-Etes-vous optimiste quant aux résultats de la commission des consensus ?
-Je ne le pense pas, car on avait l’opportunité de parvenir à des consensus très importants dans le cadre du dialogue national organisé par l’UGTT, la LTDH, l’Instance Nationale des Avocats et l’UTICA. Mais malheureusement, après quarante heures de débats, on n’est arrivé à aucun consensus concernant les points litigieux ; et je suis persuadé que la substitution du dialogue national par la commission des consensus est un complot dévoilé pour gagner du temps, imposer le fait accompli et extorquer les députés.
Cette commission est mise en place pour simuler une volonté de rechercher des consensus faute de quoi les questions seront tranchées devant l’assemblée générale. Et c’est là où réside le danger, car y accéder avec une constitution aussi minée et comportant plusieurs imperfections c’est semer la discorde à tous les niveaux au sein de la société. Le vrai consensus doit ce conclure de l’ANC, parce qu’on voit mal comment un otage peut trouver de solutions.
Interview publiée sur Le Temps le dimanche 21 juillet 2013