Né en 1911, dans un milieu modeste, à Kairouan, il a consacré sa vie à la pâtisserie et plus particulièrement au makroudh, une spécialité culinaire de la ville à laquelle il a donné, avec d’autres artisans, ses lettres de noblesse. Voici la réponse qu’il donna un jour à un ami qui lui proposait d’être son associé dans un projet agricole: «Mon agriculture à moi, c’est mes magasins, mon atelier et le makroudh».
Ben Soukrana. L’enseigne brille de mille feux à Kairouan où le makroudh, ce gâteau sous forme de losange à base de semoule frit à l’huile et trempé dans le miel et le sucre et fourré principalement de dattes?????.
Nombre de Kairouanais vous guideront, si l’envie vous prend un jour d’acquérir un kilo ou deux de ce savoureux gâteau, vers l’un des deux magasins de Ben Soukrana dans la capitale des Aghlabites. Tant l’enseigne est aujourd’hui largement fréquentée du reste au même titre que d’autres fabricants de makroudh dont certains promoteurs ont accompli leurs premiers pas chez El Hadj Ahmed Ben Taïeb Ben Soukrana en tant qu’apprentis. Ce dernier a eu en effet le mérite d’être un des premiers, sinon le premier, à avoir, pour ainsi dire, popularisé le makroudh longtemps fabriqué par les seules ménagères dont il ne quittait pas les foyers.
L’histoire du makroudh de Ben Soukrana commence au début du siècle dernier. Lorsque Ahmed Ben Soukrana, né en 1911, dans un milieu modeste, rentre comme apprenti cher un pâtissier turc qui tient boutique à Bab El Jelladine ou encore Place Echouhada (Place des martyrs), la plus importante artère de la ville.
Très vite, il passe maître dans la fabrication des gâteaux. Son patron apprécie très vite ce jeune garçon qui ne ménage aucun effort pour aller le plus loin possible et qui soigne tout ce qu’il entreprend. Il lui prodigue maints conseils et l’encourage à aller de l’avant. Il faut dire aussi que le jeune Ahmed Ben Soukrana passe le plus clair de son temps dans la boutique et qui est dur à la tâche. Il fabrique des gâteaux, mais aussi fait de la manutention, fait des courses pour le magasin, ne rentre qu’après avoir tout nettoyé, à commencer par les ustensiles, supportant les brimades et les colères de son patron.
Il n’achetait que la meilleure matière première disponible
Et puis arrive comme toujours le temps de voler de ses propres ailes. Il s’installe, donc, quelques mètres plus loin dans un magasin qui donne sur la grande rue commerçante qui va de Bâb El Jeladdine à Bab Tounès, juste à proximité de Bir Barouta, une des attractions de la ville, là où un dromadaire, attaché à une roue d’eau en bois, tourne encore aujourd’hui à longueur de journée autour d’un puits, pour remonter des gargoulettes d’eau.
Et puis arrive encore le temps de voir grand, de donner une autre dimension à son projet. Il s’installe, alors, en 1970, dans une maison d’architecture arabe entre Bab El Jelladdine et le quartier d’Al Gargabia, dans une impasse au R’bat El Haddid donnant sur la rue Ali Belhouane. Ici comme dans sa boutique du souk, l’homme ne change pas ses habitudes. Il est au travail à 8 heures du matin. Il part à 13 heures pour déjeuner. Il revient vers 14 heures et ne repart chez lui qu’avec la prière d’Al Ichaa. Quels que soient la saison ou le mois de l’année.
Il ne se repose que le vendredi après midi. Il consacre son seul temps de libre pour aller évidement à la Mosquée, pour rendre visite à des parents, faire quelques courses en ville ou s’occuper à quelque chose chez lui. L’homme n’aime pas traîner dans les cafés ou encore discutailler de tout et de rien dans les espaces aussi bien publics que privés. Sa vie, c’est d’abord son travail et ses magasins. Son fils Mohamed Chedly, qui tient, aujourd’hui, avec ses trois autres frères (Taïeb, Slah et Ridha), les deux magasins, se souvient de la réponse qu’il a donnée un jour à un ami qui lui proposait d’être son associé dans un projet agricole: «Mon agriculture à moi, c’est mes magasins, mon atelier et le makroudh».
Le makroudh, c’était, pour El Hadj Ahmed Ben Soukrana, du domaine du sacré. Lorsqu’il voyait un de ses fils ou de ses employés ne pas le fabriquer comme il l’entendait, il aimait à répéter cette phrase qui résonne encore dans les oreilles de ceux qui l’ont connu, raconte son autre fils Salah: «N’oubliez jamais que la pâte que vous avez entre les mains est une “Neïma“ (un terme pour désigner à la fois céréales et don de Dieu)».
Inutile de préciser qu’il était d’une rigueur implacable. Il n’achetait que la meilleure matière première disponible. Semoule, miel, dattes ou encore sucre et beurre salé, il ne s’approvisionnait qu’auprès des commerçants de référence et analysait quasiment à la loupe ce qu’il achetait avant d’ouvrir son porte-monnaie. Très souvent de grands épiciers de la ville lui demandaient de venir pour s’assurer de la bonne qualité d’une semoule ou d’un miel qu’ils allaient acquérir.
Il ne pouvait que passer un mauvais quart d’heure
Son fils Mohamed Chedly se souvient comment il a démasqué un «faussaire» qui voulait faire écouler un miel mélangé au sucre à un épicier du souk en assurant que celui-ci était bien pur. Il a fini par reconnaître son tort lorsqu’on lui proposa de faire examiner la marchandise dans un laboratoire. Rien ne gênait autant El hadj Ahmed Ben Soukrana que le fait qu’on induise le client en erreur.
Outre sa présence constante dans son atelier, installé à l’arrière de son magasin de R’bat El Haddid, pour s’assurer que les employés et ses fils respectaient ses consignes, il aimait leur jouer un petit tour. Il lui arrivait, notamment pendant les périodes de pointe, comme la fête du Mouled, de revenir, dans l’après midi bien plutôt que d’habitude pour être sûr que tout le monde faisait correctement son travail. Et gare à celui qui était attrapé la main dans le sac! Il ne pouvait que passer un mauvais quart d’heure.
Inutile de préciser également qu’il était regardant sur la propreté. Tout devait être clean dans ses boutiques et dans son atelier. A commencer par la tenue de ses employés. Tous se devaient de porter un tablier blanc. Et impossible de dépasser la porte de l’atelier ou de l’un de ses magasins si l’on n’avait pas pris soin de se faire couper les cheveux et les ongles ou de se raser de près et de cirer ses chaussures. Ou encore de toucher au makroudh si l’on n’avait pas préalablement lavé bien les mains au savon. El Hadj Ahmed Ben Soukrana aimait du reste à donner l’exemple en étant toujours propre et présentable.
Mettre la main à la pâte
Comme de nombreux artisans de sa génération, il voulait être un exemple et pensait avoir un vrai savoir-faire à transmettre. Ainsi, il n’était pas avare de conseils y compris pour ses concurrents. Comme il ne cachait pas à ses employés les voies et moyens pour faire leur petit bonhomme de chemin dans la profession. Il était certes analphabète. Mais avait une soif d’apprendre et savait très bien tenir une discussion. Comme il avait appris l’arithmétique et donnait, à ce titre, souvent le tournis à ses employés chargés de calculer la recette ou encoure au comptable.
Au fur et à mesure qu’il prenait de l’âge et avec l’apparition d’intrus dans les rangs de la profession, on le sentait pourtant triste et il consacrait, à ce titre, beaucoup de temps pour expliquer à ses fils qu’ils se devaient d’être jaloux du métier qu’ils faisaient et du savoir qu’il leur a laissé en héritage. Et qu’ils devaient également être solidaires parlant d’une seule voix. Il meurt en 1994 dans cette ville de Kairouan où il a toujours vécu et dont il adorait les couleurs et les odeurs.
Et c’est sans doute pour honorer sa mémoire et l’engagement qu’ils ne décevront jamais leur père que Mohamed Chedly, Taïeb, Slah et Ridha apprendront à tous leurs enfants à mettre la main à la pâte. C’est du reste le cas de Mohamed Oueslati Ben Soukrana, le fils de Mohamed Chedly, taille moyenne, la trentaine, pantalon en flanelle, blouson en cuir et sourire charmeur, qui, bien qu’il soit un des architectes renommés de la ville de Kairouan, affectionne toujours particulièrement le fait de rentrer dans l’atelier pour préparer le makroudh cher à son grand-père, El Hadj Ahmed Ben Soukrana.
Article publié sur WMC
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