La société tunisienne contemporaine résulte du processus d’émancipation qui dure depuis un siècle et demi, si nous prenons comme repère le Pacte fondamental de 1857 et l’édiction en 1861 de la première constitution dans le monde arabe. Le refus qu’elle oppose aujourd’hui à l’entreprise d’Ennahda se confirme quotidiennement, à travers les manifestations publiques, les réseaux sociaux, les institutions.
Au cours des derniers mois, Ennahda a entrepris un plan d’offensive généralisée contre les lieux et les figures de la modernité. Ainsi en est-il des attaques contre l’université par des fanatiques exaltés, des violences verbales et physiques contre les enseignants, les journalistes et les sièges des médias. La volonté de contrôler l’information se manifeste à travers l’organisation de procès liberticides et par la menace de privatiser les radios et télévisions publiques que les gouvernants actuels ne parviennent pas à asservir. L’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) a subi un harcèlement ordurier. Les agressions contre les intellectuels, les artistes, les universitaires, les acteurs politiques se sont multipliées. Des appels au meurtre s’élèvent de mosquées transformées en lieux de sédition et d’activisme politico-religieux.
Les violations touchant l’intégrité des institutions et des personnes ne suscitent ni l’intervention de la police qui observe les exactions sans agir, ni des poursuites judiciaires. En revanche, des médias sont condamnés à l’instar de la chaîne de télévision Nessma ou du journal Tounsia. La liberté de la presse est ainsi assimilée à un délit qui entame le sacré ou les bonnes moeurs. A l’opposé, le militant salafiste qui a profané le drapeau national bénéficie d’un sursis des plus indulgents.
Il est clair qu’Ennahda, qui détient tous les ministères de souveraineté, organise la défaillance de l’autorité de l’Etat dans le but de créer un climat d’insécurité pour intimider ceux qui s’opposent à ses visées hégémoniques. Mais la mobilisation contre ces pratiques n’a jamais fléchi. Les citoyens se sont avérés inventifs dans leur vigilance démocratique. Autonomes, spontanés, ils sont chaque fois au rendez-vous. Ils furent nombreux, lors des manifestations du 20 mars, du 9 avril, du 1er mai, pour affirmer leurs refus de la régression et leur attachement à la liberté. Ils aspirent à poursuivre un processus historique orienté par une rationalité démocratique, juste et paisible, où les reconstructions de l’identité s’inspirent de la liberté.
Plusieurs mois d’exercice du pouvoir montrent l’incapacité du gouvernement à restaurer la paix sociale et la sécurité publique, ainsi que son échec à impulser l’investissement national et étranger. La récente dégradation de la note souveraine de la Tunisie témoigne de cette incapacité et atteste de la gravité de la situation. Les principes démocratiques sont réduits à une arithmétique de la majorité qui l’autorise à soumettre l’ensemble de la société à sa propre vision. La prévalence donnée au religieux sur le politique est on ne peut plus patente.
De même, le discours de l’identité ethnique et confessionnelle envahit le pays. Cette propagation du fanatisme est exacerbée par les prédicateurs les plus archaïques et les plus haineux du Moyen-Orient qui sont reçus en maîtres à penser. Aux yeux d’Ennahda, la tunisianité est secondaire par rapport à cette identité exaltée. Celle-ci couvre l’opération qui cherche à s’emparer de la grande mosquée de Tunis, la Zitouna, pour l’aligner sur l’idéologie wahhabite. Foyer de la Tradition, la Zitouna appartient au patrimoine national. Nul ne peut s’autoproclamer légitime dans le seul but de l’instrumentaliser et de la détourner de sa vocation mesurée.
Aussi n’est-il pas étonnant que les autorités actuelles manifestent si peu d’empressement pour protéger les symboles de la nation. En témoigne l’étudiante de la faculté de Manouba défendant le drapeau tunisien contre le fanion du salafisme, devant des forces de l’ordre impassibles. De même, peut-on observer la passive complicité des ces mêmes autorités face à l’inquiétante recrudescence de la violence salafiste.
Une autre source d’inquiétude concerne les alliés d’Ennahda, plus particulièrement les présidents provisoires de la République et de l’Assemblée constituante. Leur appartenance au camp des démocrates laissait supposer qu’ils rempliraient une fonction critique assumant la séparation du politique et du religieux, afin de modérer et corriger la volonté hégémonique d’Ennahda. Or, l’exercice de cette fonction faiblit.
Le soupçon s’est renforcé, lorsque après les violences du 9 avril contre des manifestants pacifiques, le président provisoire de la République a renvoyé dos à dos victimes et agresseurs. Les deux présidents sont-ils encore les alliés vigilants des islamistes ou se sontils transformés en supplétifs impuissants ?
Nous ne pouvons être sans crainte sur l’avenir de la démocratie, lorsque nous voyons le gouvernement d’Ennahda recourir à des partisans incompétents pour remplir de hautes charges dans l’administration publique. Ceux-ci se substituent aux grands commis de l’Etat qui sont écartés malgré leur qualification et leur intégrité. Ne distinguant pas entre l’Etat et le gouvernement, l’autonomie de l’administration est niée.
La volonté de domination se manifeste concernant la haute instance des élections, puisque sa composition devra, selon eux, refléter celle de l’Assemblée nationale constituante. Comment assurer la neutralité nécessaire au déroulement des élections si la haute instance qui les organise passe sous le contrôle du parti majoritaire ?
Les atermoiements devant la nécessité de séparer les pouvoirs constituants de l’Etat, en garantissant l’indépendance de la justice et de l’information, rappellent les procédés malins de l’ancien régime.
Le flou maintenu sur la prochaine date des élections est un signe supplémentaire d’inquiétude.
Quoi qu’il en soit, au regard du décret qui a convoqué les élections de l’Assemblée constituante pour siéger pendant un an, cette assemblée, ainsi que le gouvernement qui en est sorti, seront le 23 octobre 2012, hors le cadre légal qui les a rendus possibles. La légitimité absolue n’existe pas dans un Etat de droit. Les élections n’accordent pas l’exercice du pouvoir sans des échéances fixées à l’avance. La lenteur adoptée par la majorité islamiste ne voilera pas la rupture du contrat politique. Elle engendrera une perte de confiance et un accroissement des tensions dans le pays.
Ce constat, qui repose sur des faits, paroles et actes mêlés, est d’autant plus angoissant que la perspective d’une alternance ou d’un équilibrage des forces paraît incertaine. Cette incertitude contrarie la demande politique des Tunisiens. Elle provient de l’incapacité des partis républicains à incarner l’alternance attendue. L’atomisation des forces démocratiques et républicaines ne peut que faciliter la stratégie hégémonique d’Ennahda. Elle lui laisse pour l’instant toute l’initiative. Les acteurs politiques le savent, mais le narcissisme et le choc des egos entravent leur démarche.
La vitalité de la société civile, notamment exprimée à travers la formidable capacité des militants de la blogosphère et des associations, a besoin d’être relayée par des partis puissants. L’émergence d’une nouvelle alliance républicaine obligerait Ennahda à réviser sa stratégie. Un tel redéploiement des rapports de force raviverait, à l’intérieur de la mouvance islamiste, le courant animé d’un authentique désir d’adapter sa foi aux conditions d’une démocratie moderne, et non l’inverse. Ces partis et les nombreuses listes indépendantes n’étaient pas excusables, lors des dernières élections, d’avoir compromis les chances d’un résultat conforme à la sensibilité politique du pays. Ils le seront encore moins pour les prochaines échéances. L’émiettement des partis républicains dilapide les espérances de la révolution.
Tunis, le 1er juin 2012
Les premiers signataires
Par ordre alphabétique
Héla Abdeljaoued, médecin
Lotfi Aïssa, universitaire
Noureddine Ali, universitaire
Mohamed Aloulou, médecin
Azyz Amami, cybernaute
Sami Aouadi, universitaire et syndicaliste
Anissa Barrak, journaliste
Aicha Ben Abed, archéologue
Moncef Ben Abdejallil, universitaire
Fethi Belhaj Yahia, écrivain
Souhair BelHassen, militante des droits humains
Yagoutha Belgacem, directrice artistique
Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, universitaire
Kmar Bendana, universitaire
Nedra Ben Smaïl, psychanalyste
Meriem Bouderbala, artiste.
Tahar Bekri, poète
Emna Ben Miled, universitaire
Raja Benslama, universitaire
Fethi Benslama, universitaire
Sophie Bessis, historienne,
Mounira Chapoutot-Remadi, universitaire
Jean Mohamed Mehdi Chapoutot, expert
Abdelmajid Charfi, universitaire
Faouzia Farida Charfi, universitaire
Khédija Chérif, Universitaire
Naceureddine Elafrite : Directeur de journaux
Chérif Ferjani, universitaire
Jallel Gastelli, photographe, artiste plasticien
Samy Ghorbal, journaliste et écrivain
Abdelatif Ghorbal, militant politique
Raoudha Guemara, universitaire
Tahar Ben Guiza, universitaire
Selma Hajri, médecin
Montassar Hamli, universitaire
Salem Hamza, psychiatre
Fadhel Jaziri, cinéaste
Taoufik Jébali, auteur, metteur en scène
Monia Ben Jemia, universitaire
Sihem Jguirim Keller, psychanalyste
Nabiha Jerad, universitaire
Habib Kazdaghli, universitaire
Slim Laghmani, universitaire
Feryel Lakhdar, plasticienne
Latifa Lakhdar, universitaire
Dalenda Largueche, universitaire
Abdelhamid Larguèche, universitaire
Béchir Larabi, médecin
Gérard Maarek, économiste urbaniste
Insaf Machta, universitaire
Emel Mathlouthi, Chanteuse
Abdelwahab Meddeb, écrivain universitaire
Hind Meddeb, journaliste
Ali Mezghani, universitaire
Kalthoum Mezoui Doraï, universitaire
Imed Melliti, universitaire
Abdelwahed Mokni, écrivain, universitaire
Mounira Nessah, psychologue
Néjia Ourriemmi, universitaire
Emna Rmili, universitaire
Hamadi Redissi, universitaire
Hammadi Sammoud, professeur universitaire
Neila Sellini, professeur universitaire
Mohamed Sghaïr Oueld Ahmed, poète
Ali Thabet, metteur en scène chorégraphe
Hédi Thabet, metteur en scène chorégraphe
Saadeddine Zmerli, médecin, président du Comité National d’Ethique Médicale
Nadia Zouiten, interprète