La culture et la conscience politiques des Tunisiens doivent beaucoup à l’héritage syndical du pays. En effet, la particularité du mouvement syndical tunisien date, depuis sa création avec la CGTT (Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens), de Mohamed Ali Hammi en décembre 1924 et jusqu’au jour d’aujourd’hui dans la Tunisie de l’après 14 janvier 2012.
Mohamed Ali Hammi était conscient de l’importance d’une indépendance de la décision syndicale, et c’est dans ce but qu’il s’est éloigné très rapidement de la CGT (française) bien qu’il partage avec elle les bases théoriques marxistes de son action… L’indépendance à ce moment-là ne peut être que nationale d’abord, et Mohamed Ali Hammi était proche des milieux du parti Destour de Abdelaziz Thaalbi, comme il a connu Habib Bourguiba et Tahar Sfar, encore jeunes, et son travail syndical a été largement secondé par Tahar Haddad, l’autre essayiste et syndicaliste qui a contribué à l’éveil de la conscience ouvrière à travers son livre «Les travailleurs tunisiens et la naissance du mouvement syndical» publié en 1927.
Mais la vraie rencontre entre le mouvement national tunisien et le mouvement syndical va s’opérer définitivement avec la création de l’UGTT en 1946 et la montée du leader syndical et national Farhat Hached. L’UGTT, sous la direction de Hached, joue un rôle primordial dans le déclenchement, l’encadrement des mouvements et la radicalisation des revendications populaires. Son adhésion à la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) en 1951 lui donne encore plus d’aura, et quand les autorités coloniales françaises en 1952 jettent toute la direction du Néo-Destour -dont Bourguiba et Ben Youssef- en prison ou en exil, automatiquement le chef de l’UGTT se retrouve le vrai leader du mouvement national. D’ailleurs, les colons l’ont tout de suite compris puisque Farhat Hached sera assassiné par les terroristes de l’organisation “la Main Rouge“ fin 1952…
Du l’Unité nationale à la fronde
De cette connivence est née la politisation de la vie syndicale tunisienne et l’importance que jouera l’UGTT tout au long des 55 ans d’indépendance. En effet, et en plus du rôle que les sections locales de l’UGTT joueront entre 1952 et 1955 pour la lutte armée et le sabotage ordonnés par le Néo-Destour de Bourguiba, l’UGTT sera le creuset dans lequel puisera le nouveau pouvoir de la Tunisie indépendante les idées et les hommes… Il sera également et souvent le rempart des libertés que les régimes de Bourguiba et de Ben Ali n’arriveront pas à défoncer même s’ils sont parvenus à certains moments à le neutraliser!
Après l’indépendance, l’UGTT et les syndicalistes s’orientent vers une affiliation totale au Parti Néo-Destour de Bourguiba selon la fameuse théorie du «Front National» essayé pour les élections de la Constituante de 1959… Cependant, les leaders de l’organisation syndicale, comme Ahmed Ben Saleh, Ahmed Tlili et Habib Achour, exercent sur le pouvoir naissant une influence telle que le parti de Bourguiba adopte le programme économique et social de l’UGTT et vire même vers le socialisme teinté d’une spécificité dite “bourguibiste“, et le parti deviendra, après le Congrès du destin de Bizerte en 1964, le PSD, Parti Socialiste Destourien!
La fameuse fronde d’Ahmed Tlili et la lettre solennelle qu’il a envoyée à Bourguiba exigeant plus de démocratie dans le pays et qui l’a contraint à l’exil en 1965, démontre que l’UGTT n’est pas l’organisation docile que Bourguiba a voulu phagocyter dans la foulée de l’“Union nationale“ et autres balivernes…
Les syndicalistes qui se taisent pendant la période collectiviste de Ben Salah, un de leurs, ne tarderont pas à reprendre du poil de la bête vers la fin des années 60 et la multiplication des procès d’opinion contre les étudiants de gauche… Habib Achour, qui tiendra longtemps les reines de l’UGTT tout en étant membre du Bureau Politique du PSD, se trouvera coincé lorsque les sirènes libérales de l’époque de Hédi Nouira commencent à être dénoncées par les syndicats de base à travers tout le pays, dès le début des années 70…
L’UGTT sera amenée à la grande confrontation avec le pouvoir en 1978, les syndicalistes porteront le drapeau de la contestation non plus seulement matérielle mais également libertaire, et ils payeront le lourd tribut pendant le fameux jeudi noir du 26 janvier 1978. Toute la contestation politique dans le pays, qu’elle soit estudiantine ou autre, à partir de ce moment, se fera au moins en partie au sein de l’UGTT et ses bureaux régionaux… En 1984, et suite aux émeutes du pain, c’est encore l’UGTT qui portera la responsabilité et sa direction sera décimée et emprisonnée; et une autre centrale fantoche sera créée par le régime de Bourguiba en 1985!
L’UGTT, refuge des militants politiques
Le retour à la normale se fera après le coup d’Etat du 7 novembre. Ben Ali favorisera une entente minimale avec l’UGTT qui sera quand même, et malgré les accointances de certains de ses leaders, toujours frondeuse même si elle est moins belliqueuse que par le passé… Cependant, la centrale se trouve de facto le refuge de toute la classe politique chassée par la police de Ben Ali de l’espace public…
C’est ainsi que les premiers coups de la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 trouveront le refuge et l’encadrement dans les locaux régionaux de l’UGTT. La section régionale de l’UGTT de Sidi Bouzid, celle de Kasserine, celle de Sfax et enfin celle du Grand Tunis prendront automatiquement fait et cause pour le peuple révolté et finiront par peser dans la chute du régime honni.
Ainsi, l’UGTT et le mouvement syndical tunisien ont été et sont encore le creuset de la conscience politique et l’école de la contestation de tous les Tunisiens. On trouve au sein de l’UGTT toutes les tendances politiques que connaît la Tunisie. Le marxiste côtoie le libéral et l’islamiste est à côté du laïc, et c’est la Centrale syndicale qui était et reste encore une de rares écoles de démocratie dans le pays, puisque c’est la seule organisation qui connaît un fonctionnement plutôt démocratique depuis toujours…
Par Ali Laïdi Ben Mansour
Article publié sur WMC