Ces révolutionnaires qui tuent la révolution tunisienne

?Les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Et les promesses révolutionnaires exagérées sont, par les temps qui courent, douces aux oreilles d’un grand nombre. Hélas, elles sont contre-productives pour la Tunisie. Ce texte est à contre courant de ce climat révolutionnaire jusqu’au-boutiste mais en raison du contexte économique et géopolitique, il se veut au moins réaliste.

CES REVOLUTIONNAIRES IMPATIENTS

Sans compter l’ère Bourguiba, cela fait un peu plus de deux décennies que les mauvaises habitudes se sont installées en Tunisie. Jusqu’au 14 janvier 2011, au lieu de faire respecter la loi, le policier l’enfreignait, au lieu de trancher selon la loi, les magistrats jugeaient selon des intérêts intéressés, le journaliste maintenait son lecteur dans l’obscurité au lieu de l’informer et même l’imam, employé du gouvernement, se saoulait dès son prêche terminé.

Même le plus honnête des tunisiens, perdu au sens propre du terme, tout en refusant intérieurement cet état de fait, s’en accommodait et pour vivre comme tous les autres en acceptait les règles. Bref, ces mauvaises habitudes étaient devenues la norme pour tous.

Et vint le 14 janvier avec une aspiration du peuple tunisien vers une vie normale, régie comme dans tout pays développé, par des lois respectées qui confèrent une sécurité juridique à tous. S’en est suivi une multitude de revendications salariales, judiciaires, vis à vis de l’administration, de la police, etc… somme toute légitimes. 23 ans que la cocote minute chauffait, il était inévitable que ce flot de revendications à la fois expiatoire et légitime sorte. 

Simplement, par peur d’être à contre courant ou par naïveté excessive, on a oublié de dire quelque chose à tous les révolutionnaires tunisiens et aux tunisiens tout court. Et de toute façon, qui aurait pu leur dire vu que cette révolution est orpheline de leaders? On a oublié de leur dire que 23 ans de mauvaises habitudes, ça ne se change pas comme cela, d’un coup de baguette magique en si peu de temps.

Quelqu’un a-t-il essayé de changer une habitude qu’il a depuis moins de temps que cela? Y est-il arrivé? Si oui, du premier coup? si non, combien a t’il fallu essayé de fois avant d’atteindre le but visé? Le fumeur, l’alcoolique, le menteur, le voleur, arrive t’il à s’arrêter du premier coup ou cela prend il du temps avec des périodes de rechute? Là où je veux en venir, c’est qu’on ne peut changer un système aussi dévoyé en si peu de temps. Ayons le courage de nous le dire et de le dire aux tunisiens. Le faire, ce n’est pas trahir la révolution ou jouer le jeu de l’ancien système, c’est du pragmatisme évitant beaucoup de frustrations et de dérapages incontrôlés.

Pourquoi faut-il avoir le courage de l’admettre? Parce que tout simplement l’Etat tunisien, qui est composé d’hommes et de femmes ordinaires qui ont baigné dans ce système pendant 23 ans et dont le changement de mentalité prendra du temps, ne changera pas du jour au lendemain. Il faut admettre que beaucoup de ses défauts perdureront dans le temps. Et agir en maintenant une pression exagérée constante risque d’être contre productif et  au final contre révolutionnaire. Exagérer en ne laissant pas les institutions prendre le temps de changer parce qu’on pense que le rapport de force est à l’avantage de la rue risque de braquer et rigidifier encore plus le système et de faire aller la Tunisie dans le mur. Ce système qui, pour se protéger, se recroquevillera sur lui même face à ce qu’il vit comme une agression.

Soyons réaliste. La Tunisie a t’elle les moyens aujourd’hui d’arrêter et de juger tous les juges, policiers, hommes d’affaires, journalistes, les indics (c’est à dire beaucoup de tunisiens) qui ont entretenu le système Ben Ali? Et d’ailleurs, est-ce le moment ? Prenons l’exemple de l’appareil sécuritaire. Est-ce le moment de le déstabiliser alors qu’il fait face à des vraies menaces à nos frontières (circulation des armes libyennes en raison de leur grand nombre, tension libyo/algérienne, etc.).

Et quand nos révolutionnaires jusqu’au-boutistes verront qu’on a cassé un système policier certes perfectible mais qui jouait plus ou moins son rôle, assumera t’il cela quand le désordre regnera ? Quel solution proposeront t’ils? Vont t’il mettre en place, à la place de la police, des milices de quartier qui maintiendront l’ordre ? Pourquoi pas ? Cela s’est déjà vu ailleurs. Mais qu’est ce qui nous garantie contre une résurgence du tribalisme et de la fin de notre unité nationale, chaque ville, quartier, tribu ayant sa façon particulière de fonctionner ? On a d’ailleurs vu le cas pratique il y a peu. Quand  l’Etat au travers de son armée ou police n’était pas là, nous retombions dans nos démons du tribalisme.

Attention, qu’on ne se trompe pas sur mes propos. Il faut bien sûr continuer à maintenir une pression pour évoluer. Il faut que justice passe quant aux martyrs, aux torturés, etc. mais cela doit se faire dans l’ordre et la sérénité et de manière organisée.

CES REVOLUTIONNAIRES QUI ASSASSINENT LA LIBERTE D’EXPRESSION

Sous l’ancien régime, on ne pouvait parler ou écrire que pour louer Sidi Ben Ali. Toute plume ou parole libre était interdite sous peine de grands risques. L’un des plus grands bénéfices de l’ère post 14 janvier est sans doute le droit à l’information et à la liberté d’expression. Mais voilà que, o grand paradoxe, sous prétexte que la vox populi ou la rumeur révolutionnaire, a condamné un homme d’affaire, un homme politique, etc. sans preuves, il devient interdit de l’interviewer. Pire, certains qui ne faisaient que fumer la chicha toute la journée au café avant le 14 janvier se permettent maintenant d’accuser des personnes, qui luttaient avant le 14 janvier contre Ben Ali, d’avoir retourné la veste juste parce qu’elles mènent une enquête sur une personnalité politique tunisienne honni!

Où va-t-on? Au nom de quoi ne peut-on être informé librement? Si un blogueur ou journaliste fait un article sur un personnage que l’on estime corrompu ou je ne sais quoi, libre ensuite au lecteur de faire son jugement, de considérer que le journaliste ou blogueur est un mercenaire de la plume qui fait plus de la propagande qu’un simple article. Libre au lecteur, s’il a des preuves contre le personnage de les avancer afin d’informer les lecteurs de  la supercherie. Un blog, ça se fait en cinq minutes et c’est gratuit ! Il peut même saisir la justice et déposer plainte contre le dit personnage. Par contre, s’il n’y a pas de preuves contre le personnage, alors jouons le jeu de ne pas tomber dans le délit d’intentions. Quelqu’un connaît il les intentions intérieures des gens, peut-il lire dans la pensée des autres? Il ne s’agit pas ici d’être naïf mais simplement de bâtir un système ou seuls les faits comptent. Nous sommes sortis d’un temps où le délit d’intention était la norme. Est-ce pour y revenir au nom de la Révolution? Staline avait fait la même chose au nom des principes révolutionnaires léninistes pour au final donner lieu à une période pire que celle que les russes connaissaient sous le Tsar.

Ce qui est le plus injuste, ce sont ces soi-disant révolutionnaires qui profitent de l’anonymat d’internet. Ils  confondent champs de bataille médiatique et débat d’idées. Ainsi, sans parler des insultes, invectives et diffamations, voilà que de graves et fausses informations  circulent sur des personnalités voire même des inconnus. Je dis grave car cela peut déraper à tout moment. Ces fausses informations étant par les temps qui courent, où beaucoup de tunisiens ont la haine de l’ancien régime, des véritables pousse au crime.

Ainsi, dernièrement, en surfant sur internet, je suis tombé sur un article ou l’on montrait la photo, le nom et le prénom d’un internaute tunisien en indiquant que c’était un ancien du rcd et qu’il militait dans tel parti politique et qu’il fallait donc s’opposer à lui à tout prix. Quand on recherche sur internet, on ne trouve rien sur l’heureux gagnant de cette mauvaise blague. Je prends cet exemple anecdotique car l’individu concerné est un gars du peuple sans aucune importance. Qui nous dit alors que tout cela n’est pas plus qu’un règlement de compte entre voisins. Le voisin accusateur profitant de l’époque pour se venger  en accusant l’individu montré d’être un ancien du RCD et lui causer des ennuis? Est ce pour cela que la révolution a été faite, accuser, comme sous l’ancien régime, des innocents?

Dès qu’une personne a été accusée sur internet, vu la rapidité de circulation de l’information, il est très difficile de réparer une erreur si l’information est fausse. Ceux qui se sont sacrifiés durant cette révolution nous ont donné un cadeau précieux, un puissant pouvoir. La possibilité de dire aux autres nos pensées, de nous exprimer. Va t’on se servir de ce trésor pour débiter qu’insultes, faux témoignages et rumeurs calomnieuses !

Passé le quart d’heure de défoulement dû à 23 ans de mutisme forcé, le mitraillage médiatique qui part dans tous les sens n’a plus lieu d’être. Attention aux dérapages, cela pourrait d’ailleurs servir de prétexte aux vrais antirévolutionnaires pour revérouiller le système de l’information au prétexte qu’il y a trop de débordements, diffamations, menaces, etc.

CES REVOLUTIONNAIRES QUI FONT AUGMENTER LE CHOMAGE

J’ai assisté médusé mais aussi amusé aux premières heures de révolution aux haies d’honneurs avec gifles faites par certains salariés à leurs patrons. Les salariés étaient remontés et ont fait payé à leur dictateur/chef d’entreprise tous ce qu’ils avaient subi.

Mais aujourd’hui, où en sommes-nous? Les choses se sont elles calmées? le climat dans les entreprises est-il plus serein et le climat pour les entreprises est-il bon? Et bien non et la situation est parfois ubuesque comme ce qu’ont vécu les tunisiens avec la Transtu à l’occasion du combat de coqs syndicalistes. Non seulement, les usagers tunisiens, déjà en galère dans ces bus bondés quand tout va bien, ont été pris en otage pour une affaire difficilement compréhensible, mais, en plus, la dite affaire aggrave par ailleurs davantage la situation financière de l’entreprise.

Et s’il n’y avait que cela. Selon certains révolutionnaires inconscients, tous les chefs d’entreprise tunisiens sont mis dans le même sac quant à leur connivence supposée avec l’ancien régime. Il suffit d’être riche pour susciter la jalousie et être considéré comme un corrompu en puissance, un parasite du système. Pour eux, un chef d’entreprise honnête, ça n’existe pas ! En plus d’être fausses –seuls ceux qui ont une entreprise peuvent appréhender le stress et la charge de travail que cela représente -, ces idées risquent de conduire notre économie dans le mur rapidement. Comment, en effet, les entreprises vont elle supporter tous ces sit-in qui, pour une grande partie, sont injustifiés, ces demandes irréalistes d’augmentation de salaire, ce climat qui les empêche d’investir et d’avoir confiance en l’avenir? Comment veut-on que le chômage soit combattu quand des entreprises étrangères désireuses d’investir diffèrent leur projet en attendant de voir comment les choses évoluent?

Au début, je me disais que le maintien de l’économie à flot ne doit pas être un prétexte pour stopper la révolution. Mais, à un moment donné, il faut savoir faire preuve de discernement, prendre une pause dans les revendications, et ne pas se suicider économiquement. Est-ce que ce sont ces révolutionnaires aux revendications utopiques qui vont  créer des emplois a la place de ces entreprises étrangères et tunisiennes? La révolution reposait en partie  sur le ras le bol social face au chômage. Les révolutionnaires qui font peur aux entreprises vont-ils dans le sens de cette revendication?

Casser le tissu économique, faire des déclarations médiatiques musclés contre l’entreprise ou des chefs d’entreprise n’est ni plus ni moins que du populisme. Lorsque le climat deviendra invivable pour les entreprises tunisiennes, elles fermeront. Leurs patrons, parce qu’ils en ont les moyens, n’auront aucun mal à partir à l’étranger le temps que les choses se calment. Seuls resteront, encore une fois, les pauvres ouvriers qui seront rétrogradées du statut de travailleur pauvre vers le statut de chômeur. Quant aux entreprises étrangères, elles délocaliseront en Europe de l’est ou en chine. Ce n’est pas plus compliqué que cela. A ce moment on tirera le trait de l’addition et l’addition sera salée en termes d’augmentation du chômage. Les révolutionnaires jusqu’au-boutistes en assumeront ils les conséquences?

LE REALISME DANS L’ACTION ET L’ACTION SUR LA DUREE

De la même façon qu’un mensonge répété mille fois ne devient pas une vérité, l’exagération révolutionnaire, fut elle impressionnante,  ne fait pas loi. La révolution est une opération chirurgicale consistant en l’ablation d’une tumeur cancéreuse dans le corps tunisien. Il faut  supprimer totalement cette tumeur car n’en laisser ne serait-ce qu’une partie et le mal repartira rapidement. Mais il faut aussi agir sans trop forcer et en prenant garde de ne pas léser les organes limitrophes sains à défaut de quoi l’opération ne guérira pas le malade mais aggravera son état de santé. Si la révolution devient l’anarchie, elle aura perdu tout son sens et sa légitimité. Ne tuons pas la révolution tunisienne en laissant certains exagérer.

Beaucoup trouveront mon texte contre révolutionnaire. Il ne l’est pas. Mais de la même façon que  je demande la libération de Samir Feriani, je dis que trop de révolution tue la révolution et les premiers perdants seront les tunisiens eux mêmes. Après la révolution, il faut viser l’évolution. Après la destruction des symboles du passé, il faut construire notre Tunisie nouvelle. Si nous restons prisonniers de notre passé sans regarder l’avenir nous serons condamnés à faire du sur place.

Au moment où c’est à la mode d’être un révolutionnaire jusqu’au-boutiste et qu’on tire médiatiquement sur tous ceux qui ne vont pas dans ce sens, il faut avoir le courage de dire, vu le contexte économique du monde et le contexte géopolitique à nos frontières, qu’il faut ne pas exagérer dans notre révolution. Il faut réclamer la justice pour toutes les familles des martyrs, pour tous les abus passés, négocier salarialement, demander le respect de la police, mais nous devons le faire dans un climat serein, apaisé et dans l’unité nationale.

Ne nous dévalorisons pas. Nous avons une véritable intelligence et savoir vivre reconnus et cela mérite que nous ayons un meilleur cadre de vie. Mais n’exagérons pas. Notre pays est un petit pays. En étant unis, et en nous mobilisant totalement, ce n’est pas dit que notre pays s’en sortira rapidement. Alors que dire si nous nous noyons dans la division et les surenchères révolutionnaires stériles. La révolution passée, cherchons l’évolution dans l’intelligence, la douceur et le pragmatisme.  Les temps l’exigent pour notre bien à tous et surtout pour celui de notre pays.

JDEMPLOI

Source : http://lecercle.lesechos.fr/node/37290