Human Rights Watch vient de publier un communiqué dans lequel elle dénonce des mesures “empêchant arbitrairement des citoyens de voyager à l’extérieur du pays, et ce au moins depuis mars 2015, a-t-elle affirmé. Cette politique a affecté principalement des jeunes hommes et femmes de moins de 35 ans.
Selon les déclarations officielles, cette mesure fait partie des efforts mis en œuvre pour empêcher les gens de rejoindre des groupes armés extrémistes à l’étranger. Pourtant, bloquer des citoyens à l’aéroport, sans ordonnance d’un procureur ou d’un tribunal, est une pratique arbitraire qui viole le droit tunisien et le droit international.
«Les autorités tunisiennes ont de bonnes raison d’essayer d’empêcher des citoyens de s’impliquer dans des activités criminelles en Syrie ou ailleurs, mais empêcher tous les voyages de Tunisiens uniquement en raison de leur âge est une approche dont la vaste portée est injuste et arbitraire», a affirmé Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.
Depuis l’attaque d’un complexe hôtelier le 26 juin à Sousse, qui a tué 38 touristes étrangers et en a blessé de nombreux autres, la police aéroportuaire de Tunis a empêché un nombre croissant de Tunisiens de moins de 35 ans de voyager vers certains pays sans autorisation légale de leur père. Encore tout récemment, le 1er juillet, la police a dit à une femme de 28 ans qui partait pour Dubaï de l’aéroport Tunis-Carthage qu’elle avait besoin de l’autorisation de son père pour voyager, selon son témoignage auprès de Human Rights Watch.
De mars à juillet, Human Rights Watch a interviewé neuf personnes en Tunisie, qui ont déclaré avoir vécu des expériences similaires. Trois d’entre eux ont affirmé que la police aéroportuaire les avaient empêchés de prendre des vols vers l’étranger les 26 et 27 juin, en leur expliquant que le Ministère de l’Intérieur avait donné l’ordre d’interdire le départ vers certains pays de toute personne de moins de 35 ans n’ayant pas obtenu une autorisation légale de son père.
Human Rights Watch a rencontré le 7 juillet le Secrétaire d’Etat à la Sûreté nationale auprès du Ministère de l’Intérieur, Rafik Chelli, qui a confirmé l’ordre donné par le ministère à toutes les polices des frontières, exigeant une autorisation parentale pour permettre à tout citoyen de moins de 35 ans de se rendre en Turquie, au Maroc, en Algérie ou en Libye.
D’autres Tunisiens, interviewés par Human Rights Watch ces trois derniers mois, avant la tuerie de Sousse, ont affirmé que la police les avait également empêchés de se rendre à l’étranger, pour les mêmes raisons, bien que le droit tunisien n’oblige aucunement les citoyens adultes à obtenir une autorisation de leur père pour sortir du pays.
Le 31 mai, la police aéroportuaire a déclaré à Oumayma Ben Abdallah, 25 ans, assistante de recherche chez Human Rights Watch, qu’elle ne pouvait pas voyager à l’étranger sans présenter au préalable une autorisation écrite de son père, certifiée conforme par la mairie.
La pratique consistant à interdire les déplacements avait largement cours sous le gouvernement de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali, chassé au cours du soulèvement populaire de 2010-2011. Les autorités refusaient de délivrer des passeports à des milliers de Tunisiens, et la police aéroportuaire empêchait arbitrairement de nombreux citoyens d’embarquer sur des vols à destination de l’étranger, sans donner de motif dans la plupart des cas, et ce bien que la plupart des personnes en question aient été en possession d’un passeport en règle et des visas d’entrée dans les pays où elles se rendaient. Ces interdictions de facto étaient la plupart du temps complètement arbitraires, sans aucune forme de justification ni de procédure judiciaire.
Les autorités tunisiennes ont légitimé les récentes restrictions sur les voyages à l’étranger en les présentant comme des mesures visant à empêcher des aspirants djihadistes tunisiens de rejoindre le groupe extrémiste Etat Islamique (EI, également connu sous le nom de Daech) ou d’autres organisations fanatiques combattant en Syrie, en Irak ou en Libye. Ces groupes compteraient dans leurs rangs des milliers de citoyens tunisiens.
Le 30 avril, le ministre de l’Intérieur Najem Gharsalli a déclaré dans une interview avec le journal Assarih que les restrictions imposées étaient justifiées afin d’empêcher de jeunes Tunisiens de rejoindre des groupes extrémistes à l’étranger, et a affirmé que l’interdiction de se rendre dans d’autres pays imposée à certaines personnes n’était en aucun cas arbitraire mais fondée sur « des preuves solides ». Dans une autre interview, il a soutenu que l’action du Ministère de l’Intérieur avait empêché près de 13 000 personnes de partir pour des zones de conflit, comme l’Irak et la Syrie, depuis mars 2013.
La principale loi qui réglemente la délivrance de documents de voyages, la loi nº7 5-40 du 14 mai 1975, autorise le Ministre de l’Intérieur à interdire le déplacement d’une personne dans deux cas précis. Les autorités peuvent chercher à empêcher un voyage qui pourrait nuire à l’ordre public et à la sûreté nationale, en obtenant une ordonnance du président du Tribunal de Première Instance de Tunis, qui détermine alors la durée de l’interdiction. Un déplacement peut également être interdit en cas de « flagrant délit » – quand on surprend quelqu’un en train de commettre un crime – ou d’urgence, aucune de ces deux situations n’étant définie par la loi. Dans ce dernier cas, le bureau du Procureur Général peut imposer jusqu’à 15 jours d’interdiction de sortie du territoire à la personne concernée.
En 2013, de nombreuses femmes, parmi lesquelles des militantes et des dirigeantes de premier plan, ont déclaré que la police aéroportuaire les avait empêchées de se rendre à l’étranger et leur avait demandé d’obtenir préalablement une preuve, sous la forme d’une déclaration certifiée conforme, justifiant que leur père ou leur mari donnait son accord au voyage. Ces pratiques ont provoqué un tollé de la part des organisations de défense des droits des femmes ainsi que d’autres, ce qui a poussé Lotfi Ben Jeddou, alors Ministre de l’Intérieur, à déclarer que la mesure visait à empêcher ces femmes de s’engager dans « le djihad sexuel » en Syrie.
Le 19 septembre 2013, Lotfi Ben Jeddou a déclaré en session plénière de l’Assemblée Nationale Constituante :
“Nous empêchons ces personnes de partir, parce que notre jeunesse se retrouve en première ligne là-bas … parce qu’il y a des filles, excusez ma vulgarité, qui nous reviennent après avoir eu des relations sexuelles avec 20, 30 ou 100 hommes, et qui reviennent enceintes, au nom du Jihad Nikah [le jihad sexuel – cela fait référence à des allégations selon lesquelles de nombreuses Tunisiennes se rendraient en Syrie pour se porter volontaires afin d’offrir un réconfort sexuel aux djihadistes], et on ne peut pas rester sans rien faire. Cela ne se reproduira pas”.
Aucune loi n’a jamais été promulguée pour fonder juridiquement de telles interdictions de déplacements.
Les preuves rassemblées par Human Rights Watch montrent que ces interdictions s’appliquent désormais aux hommes comme aux femmes, en dehors de toute procédure judiciaire. Les personnes interviewées par Human Rights Watch ont souligné que la police aéroportuaire ne leur avait donné aucun motif pour justifier de les empêcher de partir à l’étranger, ni montré d’ordonnance écrite d’un tribunal ou d’un procureur. Les policiers ne leur ont laissé aucun moyen de contester la décision.
Aux termes de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et de l’article 12 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), deux traités auxquels la Tunisie est partie, toute personne a le droit de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. Si le PIDCP autorise des restrictions à ce droit pour des motifs liés à la sécurité nationale, celles-ci se doivent d’être proportionnées par rapport au but recherché. De la même façon, toute restriction à ce droit aux termes de la CADHP doit être « prévue par la loi ».
L’article 24 de la Constitution tunisienne déclare que les citoyens ont le droit de choisir leur lieu de résidence, de se déplacer librement dans le pays, et le droit de le quitter. De plus, l’article 49 de la constitution stipule que toute restriction des droits humains garantis par cette dernière doit avant tout être inscrite dans la loi, « sans porter atteinte à leur essence. Ces moyens de contrôle ne sont mis en place que par la nécessité que demande un État civil démocratique et pour protéger les droits des tiers ou pour des raisons de sécurité publique, de défense nationale, de santé publique ou de morale publique, et avec le respect de la proportionnalité et de la nécessité de ces contrôles. » Le fait de donner à la police le pouvoir d’interdire des déplacements, sans examen indépendant et équitable par un tribunal, et sans aucun fondement clair dans le droit national, constitue une violation du droit à la liberté de mouvement inscrite dans l’article 12.
Les autorités tunisiennes devraient s’assurer de ne limiter le droit à la liberté de mouvement que quand cela s’avère strictement nécessaire pour protéger la sécurité nationale, et faire en sorte que de telles limites soient proportionnées à la réalisation de l’objectif en question. Elles devraient également garantir à toute personne interdite de déplacement la possibilité de contester cette décision devant un tribunal, a rappelé Human Rights Watch. La personne devrait pouvoir voir et contester les preuves sur lesquelles la décision est fondée. De plus, les autorités devraient cesser d’exiger d’hommes et de femmes adultes qu’ils obtiennent l’autorisation de leur père pour voyager.
« Si les autorités tunisiennes veulent restreindre le droit à voyager au nom de la lutte contre le recrutement par les groupes extrémistes, ils doivent définir des moyens circonscrits et responsables pour atteindre ce but, de façon à ce que cela n’empêche pas tout un pan de la société de se rendre à l’étranger », a conclu Eric Goldstein.