Le décès d’une quinzaine de bébés dans le centre de maternité et de néonatologie Wassila Bourguiba de la Rabta , (les 7et 8 mars courant) a mis à nu les défaillances du secteur de la santé en Tunisie et suscité une polémique sur les réelles causes et les vrais responsables de ce drame. Plusieurs questions ont été soulevées par les professionnels de la santé, la société civile et les citoyens qui vivent encore, sous le choc de cette ” catastrophe nationale “.
Plusieurs enquêtes médicales ont étés ouvertes pour connaitre les causes de la mort de ces nouveau-nés dont celle menée par une commission spécialisée sur les circonstances du décès et une enquête judiciaire qui est en cours d’instruction. Le ministre de la santé Abderraouf chérif a présenté, suite au décès, sa démission et a été remplacé par la ministre par intérim, Sonia ben Cheikh outre le limogeage de plusieurs hauts responsables de la santé.
Un comité de défense des familles des nourrissons a été formé suite à l’ouverture des enquêtes sur les causes réelles du décès. Badiss Boubakji, avocat et membre de ce comité a insisté sur l’importance de dévoiler les résultats de l’enquête incessamment pour déterminer les responsabilités déclarant qu’ ” il s’agit d’une affaire de sécurité nationale”.
L’ampleur de cette affaire impose même l’intervention de parties puissantes de l’Etat à savoir le ministère de défense, estime t-il, proposant la composition d’une commission relevant de ce département afin de garantir plus de transparence et d’impartialité.
De son coté, Hayet matmati, activiste des droits de l’Homme et membre du comité de défense des familles des nourrissons décédés, qualifie ce drame de ” très sérieux et grave, qui illustre un aspect parmi tant d’autres de la détérioration du secteur de la santé en Tunisie”.
Une campagne de sensibilisation baptisée ” Balance ton hôpital “a été lancée par les jeunes médecins sur les réseaux sociaux à la suite du décès en série des nourrissons pour dénoncer l’état de délabrement des hôpitaux publics en Tunisie.
Polémique sur les réelles causes du décès des nourrissons
Cette affaire n’a pas laissé associations, organisations de la santé et médias indifférents.D’ailleurs, elle a été relayée par la presse nationale et internationale ainsi que sur les réseaux sociaux, à travers lesquels les internautes ont fait part de leurs indignations face à ce drame qui a couté la vie à ces nouveau-nés. L’interdiction par la justice d’un reportage sur ce sujet dans une émission sur une chaine privée pour motif ” d’entrave au déroulement de l’enquête ” a également suscité l’indignation des médias.
Des voix de la société civile se sont élevées pour pointer du doigt ” un système de santé gangréné ” appelant à dévoiler au plus vite les causes réelles de ce drame sans “cacher la vérité”. L’association tunisienne d’indemnisation des victimes des accidents médicaux a d’abord soupçonné une infection causée par un produit d’alimentation. Son président Saber Ben Ammar a indiqué que la société civile n’a pas été associée aux travaux de la commission chargée d’enquêter sur le décès des nouveau-nés.
Ben Ammar a recommandé, à cet égard, l’ouverture d’une enquête internationale qui sera menée par des organisations nationales chargées de la santé, de la mère et de l’enfant et des organisations internationales (l’organisation mondiale de la santé (OMS) et l’UNICEF) pour faire le suivi et évaluer les résultats de l’enquête de la commission nationale. Il a incité aussi à recourir à l’institut Pasteur de Tunis pour effectuer les analyses et déterminer les causes réelles du décès.
La ministre de la santé par intérim, Sonia Ben Cheikh avait confirmé, lors d’une conférence de presse, qu’une infection nosocomiale (liée aux soins et contractée au cours de l’hospitalisation) est à l’origine de la mort des nourrissons.
Elle avait démenti les informations selon lesquelles la mort des nouveau-nés est due à une infection qui aurait été transmise par le sérum ou les pochettes.
Aussi, le membre de la commission chargée d’enquêter sur le décès des nouveau-nés, Naoufel Somrani a souligné, dans une déclaration à l’agence TAP, que, d’après les résultats préliminaires de l’enquête, il s’agit d’une infection nosocomiale et les résultats définitifs seront dévoilés et rendus public en toute transparence.
D’autre part, Mohamed Rebhi, directeur du service d’hygiène du milieu et de la protection de l’environnement au ministère de la santé a souligné que les éléments préliminaires de l’enquête médicale menée par les responsables de ce service a révélé que le décès des nourrissons est causé par une infection nosocomiale, liée aux soins et contractée au cours de l’hospitalisation. ” Cette direction a effectué un contrôle d’hygiène à la salle blanche, a-t-il déclaré à l’agence TAP, précisant que ces résultats ne seront confirmés qu’après le parachèvement des analyses médicales en cours.
Ce drame n’est que l’arbre qui cache la forêt
Les professionnels de la santé n’ont cessé de dénoncer depuis 2011 les problèmes et les difficultés qu’ils vivent au quotidien et qui se sont accumulés au fil des années. Les responsables du secteur médical et paramédical ont émis des propositions et projets de réforme du secteur aux ministres de la santé dans les gouvernements qui se sont succédé, revendiquant l’amélioration des conditions de travail, et le renforcement des moyens notamment dans les régions.
Evoquant le drame des nouveau-nés le président de l’association tunisienne d’indemnisation des victimes des accidents médicaux a indiqué que “la responsabilité est toujours rejetée sur le cadre médical et paramédical, qualifiant le personnel médical et paramédical de ” maillon faible et de bouc émissaire “. Il a dénoncé aussi le silence de certaines associations féminines qui n’ont pas réagi face à ce drame d’aspect humain et n’ont pas témoigné de leur solidarité avec les mères des nourrissons décédés.
La société tunisienne de gestion des risques des établissements de santé (STUGERES) considère que cette affaire est le résultat de problèmes d’ordre organisationnel et structurel qui s’est répercuté sur les patients. Selon son président, Lotfi Ben Mosbah, plusieurs facteurs peuvent contribuer à une infection nosocomiale à savoir le manque d’hygiène, le contact avec un matériel médical contaminé,…
” Il s’agit d’une défaillance au niveau du système de la santé en entier” a affirmé cet expert en gestion des risques, ajoutant que face à tel drame, il n’y a pas lieu de chercher des coupables ni de proférer des accusations.
En quête de remède pour un secteur qui va mal
Le président de la STUGERES a regretté le manque de volonté pour accélérer l’adoption du projet de loi relatif aux droits des patients et la responsabilité médicale, élaboré en janvier 2018, mais délaissé depuis sur les étagères du ministère. L’article7 de ce projet de loi stipule la création du poste de gestionnaire de risques dans les établissements de santé, fait-il savoir, insistant sur l’importance de l’implication des gestionnaires de risques dans l’analyse des problèmes et des erreurs en milieu de soins.
L’incident du décès des bébés est, d’après plusieurs parties, dont notamment la partie syndicale, révélateur de la dégradation du secteur public de la santé en Tunisie. La fédération générale de la santé, avait tiré à maintes reprises la sonnette d’alarme pour mettre en garde les décideurs de la santé en Tunisie contre le délabrement du secteur.
Le secrétaire général de la fédération, Othman Jalouli a déclaré à l’agence TAP que la fédération a déjà annulé la grève des hôpitaux prévue pour le 12 mars courant, suite au décès des bébés. ” Nous avons déjà beaucoup parlé du manque d’hygiène, de la dégradation du secteur, de la fuite des médecins et des conditions déplorables dans les hôpitaux publics ” a-t-il dit, appelant à prendre des mesures concrètes et urgentes pour sauver l’hôpital public.
Des propositions de solutions ont été émises par plusieurs associations et organisations de la santé dont l’association tunisienne d’indemnisation des victimes des accidents médicaux qui a recommandé la création d’un fonds national d’indemnisation des victimes des accidents médicaux.
Il a, aussi appelé, à la mise en place d’un conseil national sur la santé impliquant la société civile ainsi que des instances constitutionnelles autonomes, chargées du contrôle et du diagnostic dans les hôpitaux, outre une direction chargée de la défense des droits des patients. Il a, par ailleurs, suggéré que les caisses sociales soient placées sous la tutelle du ministère de la santé.
Des mesures urgentes pour tenter de sauver le secteur
A la suite de ce drame, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, s’est rendu, le jour de l’incident, au centre de néonatologie Wassila Bourguiba de la Rabta et a ordonné l’ouverture d’une enquête administrative recommandant de fournir l’assistance aux familles.
Le 22 mars dernier, un forum sur le secteur de la santé a été organisé en présence du chef du gouvernement auquel ont pris part des responsables et professionnels de la santé. Au terme de ce forum, des recommandations ont été émises pour être examinées lors d’un conseil ministériel, et transformées en mesures d’urgence.
Un colloque national sur la santé se tiendra en mai ou juin prochain pour élaborer une stratégie et un plan de restructuration du secteur d’ici 2030.
Le secteur de la santé connait actuellement une véritable crise. Le bilan est lourd : Départs de médecins, détérioration des services et des soins, manque d’équipement médical, pénurie de médicaments, manque d’hygiène et de sécurité, problèmes de financement, surcharge et endettement excessif des hôpitaux, disparités régionales, dégradation des prestations, …et la liste est longue.
Or, le droit à la santé est reconnu par la constitution tunisienne dans son article 38 et par de nombreux instruments juridiques ratifiés par la Tunisie .D’après un rapport sur le droit à la santé publié en 2016 par l’association tunisienne de défense du droit à la santé, de nombreux acquis ont été réalisés depuis l’indépendance dans ce domaine, notamment la formation des médecins.
Malheureusement le système de santé a connu ces dernières années des problèmes liés à la mauvaise gouvernance et à la corruption ” multiforme ” (selon le rapport) qui ont aggravé les inégalités sociales et régionales en matière d’accès aux soins.
” Les usagers du secteur public de la santé qui représentent les trois-quarts de la population environ ont de grandes difficultés à bénéficier de services de qualité suffisante pour être efficaces et sont parfois contraints de recourir aux services payants du secteur privé “, d’après le rapport.
La mobilisation unitaire de toutes les parties s’avère nécessaire pour épargner des vies, sauver le secteur de la santé et lui insuffler une nouvelle dynamique pour qu’il puisse renaitre de ses cendres, selon les professionnel de la santé.