Tunisie : Lettre posthume à Bourguiba

habib-bourguibaA 11 ans de votre décès, et à plus de 70 jours de la révolution qui a délogé un dictateur sombre, je ne sais plus quoi penser ni de vous ni de ma Tunisie. Continuer à vous détester, découvrir probablement vous aimer ou vous demander conseil d’outre-tombe. N’ayant connu que la période médiocre de votre présidence, j’ai pour souvenir que vous avez participé à livrer le pays à une bande de mafieux incultes qui l’on vidé de sens et de valeurs. De nombreux Tunisiens et Tunisiennes pensent que vous étiez «une chance pour la Tunisie». Ce pays était une chance aussi pour vous». Il l’est plus que jamais pour nous!

«Despote éclairé ou visionnaire vieilli», quand vous êtes parti, vous aviez laissé un pays. Quelque chose de «solide». Un pays moderne et un peuple instruit qui a mené, deux décennies après, une des révolutions les plus intelligentes qui soient. Aujourd’hui, cette Tunisie est à la croisée des chemins.

Entre ceux qui prennent leur revanche sur l’histoire en voulant tirer le pays vers l’obscurantisme et ceux qui n’arrivent à nous dessiner l’avenir; entre ceux qui n’osent s’engager, concentré sur leurs petits profits; un gouvernement qui reste approximatif sur les grandes interrogations; les revendications du peuple et les contre-révolutionnaires qui ne lâcherons pas de sitôt… Où va-t-on?

J’aime ma Tunisie qui m’a permis de vivre en paix et d’être une femme libre, instruite et indépendante. Musulmane comme bien peu de pays le permettent, aujourd’hui, je suis en danger, rien que pour aller travailler ou me promener. Autour de moi, les jupes se rallongent et les libertés se cadenassent.

Malgré un précieux CSP –pour Code du Statut Personnel- et une présence majoritaire dans plusieurs instances, mes concitoyennes se font exclure. Dans certaines régions et cercles, on discute, sans détours, d’un retour à la séparation des sexes à l’obligation du voile. On se hasarderait même à penser couper les mains des voleurs… Comme si cela était une évidence! Comme si la révolution avait été faite pour un retour au Moyen-âge.

J’aime ma Tunisie instruite, et bien que laminée par les années Ben Ali, celle-ci reste éduquée. Quel autre pays aurait pu souffler ce vent de liberté sur le monde arabe si ce n’est la Tunisie? Mais aujourd’hui, je suis déçue. Désappointée par une élite qui, sans doute, a été victime et vidée du travail politique pluriel. Mais en l’état des choses, si peu osent sortir à découvert.

Pour le moment, la plupart des 50 partis politiques pataugent sans adhérents, sans programmes et sans projets de société. Alors qu’en face, les détracteurs de la Tunisie moderne gagnent de l’espace sans chercher à s’évertuer idéologiquement ni à séduire politiquement. Ils sont efficaces, organisés et occupent le terrain. Les régions déshéritées, les familles dans le besoin, les jeunes sans espoirs… leur sont probablement acquis. Un peu par accablement mais beaucoup par intérêts et vils calculs. Qui a dit que la politique était uniquement une question de principes? Les forces noires manipulent les réflexions, sillonnent les villes, squattent les associations, achètent les adhésions, et cannibalisent déjà les voix.

Avec les défaillances de nos élites, ce sont tous les espoirs d’une Tunisie moderne et démocratique qui risquent de partir en fumée. C’est peut-être une ironie de l’histoire que de vous demander, avec votre farouche appétit politique et votre culte de la personnalité, comment faire pour que des leaders progressistes et charismatiques, s’il y en a, osent enfin sortir de l’ombre. L’offre politique tunisienne déçoit. Elle provoque le désarroi.

Qui va mener la Tunisie et où va-t-on l’emmener? Le pays est sur les genoux, le monde nous observe et le peuple attend inlassablement des réponses. Sans avoir forcément les mêmes objectifs, nous avons un rêve commun, nous voulons une nouvelle République. Une Tunisie moderne et démocratique, équitable et prospère qui rende au Tunisien sa citoyenneté.

Seulement, la Tunisie continue d’être partagée en deux. Ceux qui, au vu de la situation critique, font crédit et attendent. Ceux qui, plus méfiants, veulent de vraies garanties, que plus rien ne revienne comme avant. Le stratège et excellent négociateur que vous étiez, peut-il seulement nous dire comment faire pour que ces deux moitiés d’une même Tunisie ne s’opposent plus. Il s’agit de les rassembler, au moins de tenter. Un travail que personne, ni partis politiques ni gouvernement, ne veut ou ne peut faire, du moins pour le moment… C’en est à se demander, si c’est nous qui méritons vraiment et finalement cette Tunisie.

Source : WMC