Le départ d’ENI remet en question la transparence des activités pétrolières en Tunisie

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La Compagnie Koweïtienne du Pétrole (KPS) a été retenue pour l’acquisition des intérêts d’ENI (Ente Nazionale Idrocarbur), qui quitte la Tunisie après presque 80 ans de prospection et d’exploitation de champs pétroliers, a annoncé à l’agence TAP, une source de l’Entreprise Tunisienne des activités pétrolières (ETAP), partenaire national d’ENI.

Des négociations sont en cours entre les deux entreprises pour accomplir la transaction, a-t-il dit.

Le ministère de l’Industrie assure, pour sa part, que l’acheteur des intérêts d’ENI-Tunisie, “n’est pas officiellement identifié”.

“La Direction générale de l’Energie et l’ETAP doivent intervenir au plus vite pour, au moins, retarder cette transaction jusqu’à ce que que la compagnie italienne “ENI” rende des comptes”, a réclamé le responsable de l’ETAP, qui a requis l’anonymat.

“L’entreprise pétrolière doit se justifier avant de partir”, d’après lui, pour les audits financiers retardés ou bloqués et aussi au sujet de sa base de données et d’autres affaires évoquées dans les rapports de la Cour des Comptes (CC).

“Si la transaction a lieu, l’Etat tunisien n’aura aucun droit de demander au nouvel investisseur de rendre des comptes à propos d’éventuels dépassements commis par son prédécesseur et celui-ci pourrait, lui même, en commettre d’autres en profitant des failles et des lacunes sur le plan juridique”, a-t-il encore expliqué.

La KPS, rappelle-t-on, est une entreprise étatique Koweïtienne, leader mondial dans la production, le transport et le raffinage du pétrole. Elle regroupe environ 10 filiales à travers le monde.

«Des affaires de corruption qui restent à confirmer

Malgré les appréhensions de certains officiels, ce départ de la compagnie italienne de la Tunisie pourrait, au contraire aider le pays, par le biais de sa nouvelle constitution, à améliorer le cadre législatif, régissant le secteur de l’énergie et des hydrocarbures et ouvrir un dossier resté longtemps opaque, pour enquêter et vérifier des accusations de corruption restées sans confirmation.

Car, le dossier des hydrocarbures n’a pas fait encore l’objet d’une enquête rigoureuse malgré des pistes évoquées dans le rapport de la commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation sur la base de documents trouvés, après la révolution, dans les locaux des services de la présidence de la République.

“Ces documents ont révélé l’existence d’un réseau de personnes impliquées dans des pratiques douteuses au détriment d’établissements publics intervenant dans le domaine de l’énergie avec la complicité de personnes résidant à l’étranger”.

La cour des comptes a révélé aussi, dans son 27ème rapport, des dépassements et une mauvaise gestion dans l’exploitation des permis pétroliers.

A titre d’exemple, ce rapport a révélé que les exploitants des permis ne respectent pas toujours leurs engagements avec les partenaires nationaux dans le cadre des commissions techniques.

C’est ainsi qu’ENI n’a pas respecté son engagement avec l’ETAP en ce qui concerne la valorisation du gaz du permis «ADAM», qui est brûlé au lieu d’être réinjecté dans les champs et utilisé pour produire de l’électricité. Malheureusement, le volume du gaz brûlé au niveau de ce champs, est estimé à 93 millions de m3 et ce seulement pour l’année 2010.

Les diagnostics de la Cour des comptes ont aussi fait état d’un retard de 6 à 14 ans dans les audits relatifs aux dépenses des permis gaziers tels que Baguel et Franig et aussi Ouedi Zar, Adam, Jebel Grouz exploités par ENI.

Les dépenses à auditer sont estimées, selon le rapport de la Cour des Comptes, à 1361 millions de dinars.

Au niveau de l’ANC (assemblée nationale constituante), le dossier des pratiques douteuses dans le domaine des hydrocarbures avait été évoqué, mais toujours sans suivi rigoureux.

La commission de l’énergie et des secteurs producteurs au sein de l’ANC avait refusé la prolongation des contrats d’exploitation pour le permis “Borj El Khadra” à Tatouine au profit de l’entreprise italienne ENI.

Le président de cette commission avait accusé, à cette occasion, des entreprises étrangères de commettre des dépassements qu’elles n’oseraient jamais faire dans d’autres pays. Il était allé jusqu’à dire que ces entreprises ne respectent pas la souveraineté de l’Etat tunisien et la loi tunisienne et profitent à fond des richesses du pays.
Fawzia Bacha, avocate, chercheure dans le domaine des contrats pétroliers et des lois relatives aux hydrocarbures et présidente de l’Association de la sauvegarde des richesses nationales, a annoncé qu’un groupe d’associations de la société civile va porter plainte contre des compagnies étrangères opérant dans les activités pétrolières.

Elle a déclaré “si l’ENI part de la Tunisie sans rendre de comptes des dépassements évoqués dans les rapports de la Cour des Comptes (n°27), ce sera un blanchissement et une transgression des lois tunisiennes”.

Déjà, l’avocate avait adressé, en 2013, au nom des associations “Al Walaa lilwatan – loyauté envers la patrie” et “Touensa Dhid Al Fasad – Tunisiens contre la corruption”, une pétition au chef du gouvernement, Ali Larayedh et à plusieurs membres de son gouvernement, les appelant à ne pas octroyer de permis de prospection et d’exploitation de pétrole aux sociétés impliquées dans des dépassements et des transgressions de la loi tunisienne.

Dans cette pétition, sont citées les sociétés exploitant les permis “Adam”, “le Nord des côtes”, “Chargui”, “Grombalia”, “Medjerda”, “Ras Marmour”, “les jardins du Nord”, “les jardins du Sud”, “Jelma”, “Bezma”, “Nord de Médenine”, “Karkouen”, “les Oasis”, “Zarat”, “Hamilcar”, “Nord de Kairouan”, “Chaâl” et “Bakel” et “Franig”.

“Les entreprises qui veulent céder leurs intérêts cherchent à fuir leur responsabilité et esquiver toute sanction et tout dédommagement au profit de l’Etat tunisien conformément à la loi tunisienne et aussi à la loi internationale”, a déclaré Bacha. Selon elle, les délits commis peuvent mener à la privation des sociétés de leurs droits et aussi de l’obtention de nouveaux permis.

Il convient de rappeler que le ministre de l’Industrie a justifié le départ de la société “ENI”, de la Tunisie après 80 ans d’activité, par “la hausse du coût de production et la régression des prix du baril du pétrole sur le marché mondial”.

Toutefois, Mme Bacha n’est pas d’accord avec cette explication, estimant que “ni le cours du baril ni les protestations et revendications sociales ne sont derrière ce départ, ni encore le refus du renouvellement du permis de recherche “Borj El Khadra” que la société exploite depuis plusieurs années”.

“C’est pour ne pas rendre des comptes qu’elle quitte”, estime-t-elle, citant pour preuve, les dépassements et les audits qui n’ont pas été effectués et qui sont évoqués par le rapport n°27 de la Cour des Comptes.

L’avocate a considéré que la cession des parts d’ENI à une autre entreprise aura un effet de “blanchiment” pour cette entreprise et dans ce cas “le message n’est pas du tout rassurant pour les générations futures qui ont un droit sur les richesses de leurs pays. Il s’agit, aussi, d’une atteinte à la souveraineté de l’Etat”.

Pour elle, le ministère de l’Industrie à travers ses commissions chargées du contrôle et des dossiers liés aux hydrocarbures, n’a pas accompli, comme il se doit, sa mission de contrôle des activités des entreprises pétrolières étrangères.

ENI obtient le feu vert pour l’ouverture de sa base de données

Le directeur de l’Energie au ministère de l’Industrie, Ridha Bouzaouada, a déclaré, qu’ENI a obtenu l’autorisation pour ouvrir sa base de données (production et résultats de prospection …) au profit de la société qui va acheter ses intérêts, et ce après avoir exprimé sa décision de vendre ses parts en Tunisie. L’entreprise doit toutefois, s’engager à préserver l’aspect secret de ses données à travers un contrat de confidentialité.

Généralement, la cession des droits de n’importe qu’elle société pétrolière à d’autres entreprises doit passer, selon la législation tunisienne régissant l’activité des hydrocarbures, par une autorisation du ministre de l’Industrie, et ce sur la base d’une demande officielle de la société qui souhaite vendre ses droits et intérêts.

“La société qui veut acheter ces parts doit faire montre de ses capacités techniques et financières pour s’engager à poursuivre l’activité de son prédécesseur et réaliser ce qu’il était engagé à faire”, a-t-il expliqué.

Le responsable insiste sur le fait que la multiplication des grèves et sit-in est derrière la décision d’ENI de quitter le pays et estime que son départ aura un impact négatif sur l’économie nationale.

D’après ses dires, la société travaillait dans les règles de l’art et conformément aux accords conclus avec les parties tunisiennes. “S’il y a vraiment des dépassements, la justice aurait intervenu”, a-t-il argumenté.

A la question “est ce que les entreprises nationales sont capables de gérer, seules, les équipements et ouvrages sur les champs pétroliers?, la réponse du responsable de l’ETAP a été “pourquoi pas?”.

“La seule entrave réside dans la lenteur des procédures d’achat, par exemple, de nos besoins en équipements qui doit passer (achat) par les marchés publics et aussi dans la bureaucratie et la paperasse”, a-t-il insisté.

Il a indiqué qu’il est temps que “l’Etat tunisien se charge des activités de prospection et d’exploitation du pétrole indépendamment des étrangers et mette à jour les réglementations dans ce domaine”.

Pour lui, “le prétexte évoqué, chaque fois, par des responsables et parties politiques concernant le manque de compétences et de financement dans ce domaine, ne reflète qu’une mentalité de défaitisme et un complexe d’infériorité et de dépendance”.

Les Tunisiens disposent aujourd’hui, de la formation nécessaire, a-t-il dit, “ce qui manque, c’est la bonne gestion, la transparence et la volonté de lutter contre la corruption et de se libérer de la bureaucratie”.

Pour preuve, la plupart des exploitants étrangers recrutent des compétences et des cadres tunisiens de l’ETAP et leur donnent des salaires très élevés.

Paradoxalement, le cadre tunisien recruté par des sociétés étrangères coûte plus cher à l’ETAP, parce qu’il est “calculé au coût environné” conformément à des conventions entre les deux parties (ETAP-ENI), a révélé le responsable de l’ETAP.

Selon lui, le dossier de la corruption et de la mauvaise gestion dans le secteur des hydrocarbures reste le seul dossier qui n’a pas fait objet d’enquêtes rigoureuses, et ce, à cause de l’implication de partenaires étrangers.

Au contraire, le directeur de l’Energie au ministère de l’Industrie, Ridha Bouzaouada estime que l’Etat n’est pas encore prêt à gérer seul l’activité de prospection de pétrole, vu le coût élevé des opérations de prospection et d’extraction.

A titre d’exemple, il a indiqué que le moindre puit coûte 20 millions de dinars (MD) alors que le coût de prospection d’un puit en mer, dépasse la barre des 50 MD. Le responsable a aussi, évoqué le facteur risque qui fait que l’Etat reste réticent à se lancer dans des activités de recherches et de prospection de pétrole en l’absence de partenaires étrangers. Généralement, sur 100 puits, 10 seulement s’avèrent productifs.

Il convient de noter que la recherche et la production des hydrocarbures en Tunisie est tributaire d’une convention qui est établie avec l’Etat Tunisien. Cette convention est approuvée par décret à publier au JORT, selon le Code des hydrocarbures

La législation tunisienne, (Code des hydrocarbures), exige qu’aucun permis de recherche et d’exploitation des hydraucarbures ne puisse être octroyé qu’en association avec l’Entreprise nationale des activités pétrolières (ETAP) (article 92 CH).

Toutefois, il incombe au co-titulaire de l’ETAP et à ses risques et périls, toutes dépenses d’exploration et de recherche.

En cas de découverte et si l’entreprise nationale décide de participer à l’exploitation de la dite découverte aux taux prévus initialement dans la convention, elle doit rembourser son quota-part des dites dépenses à partir des hydrocarbures produites.

La Tunisie avait commencé, juste après l’indépendance (1956) et la mise en place de l’administration tunisienne, à octroyer des autorisations de recherche et d’exploitation des hydrocarbures en offshore.